Tu nous regardes comme des insectes

Confrontation entre Sembène Ousmane et Jean Rouch, 1965

Sembène Ousmane: Est-ce que, lorsqu’il y aura beaucoup de cinéastes africains, les cinéastes européens, toi par exemple, comptent continuer à faire des films sur l’Afrique ?

Jean Rouch : Cela dépendra de beaucoup de choses mais mon point de vue, pour le moment, est celui-ci : je dispose d’un avantage et d’un inconvénient à la fois, j’apporte l’œil de l’étranger. La notion même d’ethnologie est basée sur l’idée suivante: quelqu’un mis devant une culture qui lui est étrangère voit certaines choses que les gens qui sont à l’intérieur de cette même culture ne voient pas.

SO : Tu dis voir. Mais dans le domaine du cinéma, il ne suffit pas de voir, il faut analyser. Ce qui m’intéresse, c’est ce qui est avant et après ce que l’on voit. Ce qui me déplaît dans l’ethnographie, excuse-moi, c’est qu’il ne suffit pas de dire qu’un homme que l’on voit marche, il faut savoir d’où il vient, où il va…

JR : Tu as raison, parce que nous ne sommes pas encore arrivés au but de notre connaissance. Ce que je crois tout aussi bien c’est que pour étudier la culture française, l’ethnographie s’appliquant à la France doit être pratiquée par des gens de l’extérieur. Si on veut étudier l’Auvergne ou la Lozère, il faut être Breton. Mon rêve, c’est que les Africains fassent des films sur la culture française. D’ailleurs, vous avez commencé. Lorsque Paulin Vieyra a fait Afrique sur Seine son propos était, certes, de montrer les étudiants africains, mais il les montrait à Paris, et il montrait Paris. Il pourrait y avoir un dialogue et vous nous montreriez ce que nous sommes nous-mêmes incapables de voir. Je suis sûr que le Paris ou le Marseille de Sembène Ousmane n’est pas mon Paris, mon Marseille, qu’ils n’ont rien de commun.

SO : Il y a un film de toi que j’aime, que j’ai défendu et que je continuerai à défendre, c’est Moi, un Noir. Dans le principe, un Africain aurait le faire mais aucun d’entre nous à l’époque ne se trouvait dans les conditions nécessaires pour le faire. Je crois qu’il faudrait une suite à Moi, un Noir. Continuer – j’y pense tout le temps – l’histoire de ce garçon qui, après l’Indochine, n’a plus eu de boulot, finit en prison. Après l’indépendance, que devient-il ? Est-ce que quelque chose aura changé pour lui? Je ne crois pas. Un détail : ce garçon avait son certificat d’études, ou il se trouve maintenant que la plupart des jeunes délinquants sont titulaires de leur certificat d’études. Leur instruction ne les sert pas, ne leur permet pas de se débrouiller normalement. (…) Enfin, pour moi il y a jusqu’à maintenant deux films qui comptent sur l’Afrique : le tien, Moi un Noir ; et puis Come back Africa, que tu n’aimes pas. Et puis un troisième, d’un ordre particulier puisque je veux parler des Statues meurent aussi.

JR: Je voudrais que tu me dises pourquoi tu n’aimes pas mes films purement ethnographiques, ceux dans lesquels on montre, par exemple, la vie traditionnelle ?

SO : Parce qu’on y montre, on y campe une réalité mais sans en voir l’évolution. Ce que je leur reproche, comme je le reproche aux africanistes, c’est de nous regarder comme des insectes…

JR: Comme l’aurait fait Fabre… Je vais prendre la défense des africanistes. Ce sont des hommes qu’on peut, bien entendu, accuser de regarder les noirs comme des insectes. Mais alors, il seraient, si tu veux, des Fabre qui découvriraient chez les fourmis une culture équivalente, d’autant de portée que la leur.

SO : Souvent les films ethnographiques nous ont desservis…

JR : Ça, c’est vrai, mais c’est la faute des auteurs, parce que nous travaillons souvent mal. Il n’empêche que dans la situation actuelle nous pouvons livrer des témoignages. Tu sais qu’il y a une culture rituelle qui disparaît en Afrique : les griots meurent. Il faut recueillir les dernières traces encore vivantes de cette culture. Les africanistes, je ne veux pas les comparer à des saints, mais ce sont des espèces de malheureux moines qui se chargent de recueillir les bribes d’une culture basée sur la tradition orale et qui est en train de disparaître, une culture qui me paraît d’une importance fondamentale.

SO : Mais les ethnographes ne recueillent pas que les contes, les légendes des griots. Il ne s’agit pas que d’expliquer les masques africains. Prenons, par exemple, le cas d’un autre de tes films Les fils de l’eau. Je crois que beaucoup de spectateurs européens n’y ont rien compris parce que ces rites d’initiation, pour eux, n’avaient aucun sens. Ils trouvaient le film beau, mais ils n’y apprenaient rien.

JR : Normalement, en tournant Les fils de l’eau, je pensais que les spectateurs européens, justement, pourraient, par la vision du film, dépasser le vieux stéréotype voulant que les Noirs soient des « sauvages ». Tout simplement montrer que ce n’est pas parce que quelqu’un ne participe pas d’une civilisation écrite qu’il ne pense pas. Il y a aussi le cas de Maîtres fous, un de mes films qui a été l’objet de discussions acharnées avec des camarades africains. Pour moi, c’est un témoignage sur la manière spontanée dont ces Africains que montre le film, sortis de leur milieu, se débarrassent de cette ambiance européenne, industrielle, citadine, en la jouant en s’en donnant la représentation. Je crois que des problèmes de diffusion se posent effectivement. J’ai montré le film un jour à Philadelphie, à un congrès d’anthropologie. Une dame est venue me trouver et m’a dit : « Est-ce que je peux avoir une copie ? » Je lui ai demandé pourquoi. Elle m’a répondu qu’elle était des Etats du Sud et… qu’elle voulait montrer… ce film pour montrer que… les Noirs étaient bien… des sauvages ! J’ai refusé. Tu vois que je t’ai fourni ton argument. En accord avec les producteurs, la diffusion de Maîtres fous a été réservée à des cinémas d’art et d’essai, et à des ciné-clubs. Je crois, en effet, qu’il ne faut pas apporter de tels films à un public trop large, non informé, et sans présentation, sans explication. Mais je crois quand même que les gens de Maîtres fous peuvent apporter, avec leur cérémonial si particulier, une addition primordiale à la culture mondiale.

 

Extraits d’une confrontation organisée en 1965 par Albert Cervoni

Initialement publiée dans le numéro 1033 de la revue France Nouvelle, Août 1965

 

 

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