Textes de Johan Van Der Keuken

Les montagnes du dehors/les montagnes du dedans, Johan Van der Keuken, 1975
Ceci, cela et comment (1969), la violence du regard (1974), le cadrage (1977), La mystique de la caméra (1984)

 

Ceci, cela et comment

Il ne s’agit pas de montrer qu’il y a ceci ou cela. Il s’agit de montrer comment c’est, comment c’est d’être dans un espace donné.
Les situations, dans un film, n’expliquent au fond pas grande chose mais il est important qu’elles aient été créées par la participation. Et c’est seulement avec la participation qu’elles prennent tout leur sens pour le spectateur.
Comme je ne suis pas capable de voir les choses d’une façon pure et délimitée, j’ai aussi introduit une émotion destructrice. La vie attaque tout ce que l’on fait.
Quand on se trouve sur cette longueur d’ondes, on fait des prototypes de la réalité. Cela peut arriver dans des images simples de tous les jours. Je préfère plutôt ne pas avoir du pouvoir sur un dispositif technique spécialisé.
Le film est plus une façon de placer les choses dans un contexte que de créer une histoire. Un renouveau de l’œil.
Dès qu’un homme est filmé, il cesse d’être un homme pour devenir un morceau de fiction, de matériau filmé. Et pourtant, il continue d’exister. Cette double vérité est lourde de tension. Trouver une forme pour cette tension signifie : créer un monde imaginaire et y décrire le combat humain.
En associant l’approche du peintre avec l’amour de la musique, je pénètre progressivement dans le domaine de la poésie.
1969

La violence du regard

Cette idée du regard, de la force du regard, me ramène à la question de la réalité. Je n’envisage pas la réalité comme quelque chose qui puisse être fixée sur la pellicule mais plutôt comme un champ (en termes énergétiques). C’est peut-être vague. Ce que je veux dire c’est que l’image filmée, telle que j’essaie de la faire , résulte plutôt d’une collision entre le champ du réel et l’énergie que je mets à l’explorer. C’est actif, agressif. Quelque part, à mi-chemin, on trouve un point fort et c’est également l’image filmée. (…)
Il y a quantité illimitée d’images et une quantité illimitée de vies et pourtant on trouve dans mes films de longs moments où il ne se passa presque rien : la vue à travers la fenêtre à la fin de  » l’Esprit du temps « , le long travelling du corridor dans  » Diary « , le regard interminable sur les trois lits dans  » Le nouvel Age glaciaire « . Ces moments-là sont essentiels : le film cesse alors de fournir l’information au rythme habituel et le spectateur doit en quelque sorte  » se rabattre sur lui même « . Il est agacé. Ces moments peuvent idéalement avoir une fonction de définition : le spectateur sent qu’il est assis là et sent, si l’on peut dire, que sa respiration physique concrète entre en rapport avec la respiration du film.
C’est ce qui se passe, me semble-t-il, dans la dernière partie de  » La forteresses blanche « , où le tonnerre a un rythme très lent, un retour régulier ; avec la pluie, cela donne une sorte de respiration très lente dans une espèce de temps étiré… Face à de tels moments, en tant que spectateur, on est aussi bien mentalement que physiquement  » dans le coup  » et on sait aussi qu’on est en train de regarder un écran.(…)
Je puis dire, le spectateur peut aller de lui-même chercher la connaissance dans la confrontation avec la réalité du film. Pour moi, abstraitement, cela correspond à l’idée de la démocratie à la base où, finalement, tout le monde a la même position de départ vis-à-vis d’une connaissance et où la connaissance n’arrive pas d’en haut mais est acquise comme faisant partie d’une réalité en principe accessible à tous.
1974

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Le cadrage

Le cadrage est l’établissement d’un point de vue dans le réel, un point de vue sur le réel. Le cadrage est cette instance qui gèle pour ainsi dire les choses dans leur contexte, et j’ai été amené à affirmer de plus en plus un cadrage très solide, parfois même monumental. C’est souvent la faiblesse du cinéma direct, qu’il opère par un balayage continuel du champ visuel. J’ai donc cherché à affirmer des points de vue solides, bien que je tourne à la main la plupart du temps et que les plans se composent d’une façon instantanée. Et en même temps j’ai cherché à montrer que le film, vis-à-vis du réel qu’il enregistre, a une existence éphémère, chimérique ; j’ai souvent ressenti que les personnes que je filmais doivent mener par ailleurs leur lutte dans l’existence, en dehors du film, et l’unité artificielle qu’on crée par la construction d’un film est quelque chose de trompeur. Dans un film, on est toujours plus ou moins amené à résoudre les choses. Tout le problème de la composition filmique, fictionnelle, c’est de résoudre un certain nombre de thèmes, qui, dans la réalité, ne sont pas du tout résolus. Le cadrage, l’affirmation du point de vue sur le réel, c’est donc déjà positif, ça rend au moins possible une communication sur le réel, et une définition du réel, c’est au moins parler, ce qui est préférable à ne pas parler. Mais d’autre part, cela donne l’illusion que le réel social et politique peut-être maîtrisé dans l’acte de la composition. Ce point de vue sur le réel est donc très ambigu et c’est pour ça qu’il doit être détruit en même temps. Souvent chez moi le cadrage est suivi d’un déplacement qui ne va pas vraiment vers un cadrage nouveau, mais qui justement déplace quelque peu les choses et qui indique que chaque point de vue est ambigu, arbitraire, et qu’il est aussi suivi d’un nombre infini de points de vue. Il y a donc grossièrement deux sortes de déplacement du cadre : il y en a un qui cherche à l’intérieur du même plan à ajouter une nouvelle information – c’est donc plusieurs cadres dans le même plan – et un autre qui pour moi est assez personnel et qui consiste à conserver presque le même point de vue mais en déplaçant légèrement les relations spatiales à l’intérieur du cadre, pour précisément accentuer ce « presque ». Il y a beaucoup de choses qui sont pareilles. Montrer le réel consiste donc à multiplier ces « presque ».(…)
1977

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La mystique de la caméra

(…) C’est vrai, filmer est un Travail d’Amour. Un amour infini, un grand courant indéfinissable, reçu et donné par les hommes, une force vitale et du désir. Un éternel trimbalage de caméra et de valise, de sacs, d’accessoires, de rouleaux de films et Nosh avec le Nagra et les micros, les bandes et l’éclairage, parfois à la limite des forces physiques, choses habituelles pour les femmes, dit-elle. La répétition éternelle des please to meet you, everything nice, beautiful, impressive. C’est dingue, on voudrait filmer how people survive and the money, how it flows, those who have it, those who don’t. C’est ça qu’on veut filmer, bonnes gens ! (…)

Mon univers est un ventre énorme, j’enfle, et par-dessus le ballon je regarde vers les autres parties du monde en dessous de moi, minuscules comme mes doigts de pieds. Ici, c’est mon Amérique et demain, j’en redemanderai encore, toujours plus, cela ne doit jamais s’arrêter.
Mon autre moi (l’auteur de ces lignes) dit : c’est bien dangereux pour les autres parties du monde qui reçoivent de moins en moins et qui veulent justement que cela s’arrête : cela crée des tensions, de la violence. (…)
Il existe toute une mystique de la caméra à laquelle on doit obéir. Si quelqu’un danse et que je filme, je danse aussi avec la caméra, je vois les contours de l’image danser avec les contours de l’être humain, la femme. (…)
Je fais une composition de signes que je glane peu à peu, signes qui ont des yeux et une voix, qui sont reçus avec une femme amante et amie, dans un univers charnel où je suis heureux, dans un espace filmique entre les parois de gaz rayonnant et inoffensif et sur lesquels les corps et les choses s’écoulent, illuminés. Quand ça tourne bien, la caméra est une plume, une plume qui fait ressort et un ressort métallique. Si deux hommes regardent, c’est autre chose. Si un homme et une femme regardent, c’est encore autre chose. Deux yeux, son et image, font ensemble le troisième œil.
1984

 

Ces textes proviennent du livre « Johan Van Der Keuken, Aventures d’un regard » aux éditions Cahiers du Cinéma, 1998

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