Hommage à Robert Kramer

Robert Kramer, Ghosts of electricity, 1997
Propos recueillis par Civan Gürel, Bertram Dhellemmes et Cédric Verlynde, 1996

Méthode

C’est faux de dire que tout est bien planifié dans ma tête pour être exécuté pendant le tournage. Je cherche des situations où je suis impliqué – comme je suis à la caméra, je suis impliqué à un niveau très direct. Une fois dans la situation, je me laisse aller avec mes propres sentiments. Ce n’est qu’après que je déchiffre pourquoi j’ai tourné comme ça. Je veux me trouver dans une situation vivante pour lutter contre le sens que tout est contrôlé au tournage, tout est recontrôlé au montage, tout est recontrôlé au mixage… Quand je parle d’improvisation dans mon travail, il faut penser au jazz et à la musique contemporaine. Ma manière, c’est de beaucoup écrire avant le film, pas un scénario, mais des textes, parce qu’il faut toujours dire ce qu’on veut faire. Ce sont des textes qui travaillent pour soi, qui commencent à définir un peu le terrain. Quand on arrive au tournage, on ne sait peut-être toujours pas exactement comment tourner ça et ça. On se met dans un contexte, une arène avec plusieurs personnes, avec des problèmes de lumière, de son, avec aussi un environnement qui va être dedans ou pas dedans. La géographie est très importante pour moi, presque plus que les personnes : où je suis, où les gens sont, qu’est-ce qui nous entoure parce que je nous vois comme des émanations de ce qui nous entoure. Et puis, on y va, on va ailleurs et on essaie d’être transformé par la situation, on est invité à changer d’avis sur une personne. Par exemple, je m’étais complètement trompé sur la funambule [du film Starting Place, NDLR]. J’étais totalement paranoïaque, j’ai pensé qu’elle me détestait, qu’elle n’aimait pas les hommes blancs, surtout les Américains – on peut avoir ces crises de paranoïa facilement au Vietnam. Je trouvais son regard méprisant et je commençais à monter une contre-offensive dans ma tête en me demandant pourquoi elle était comme ça. A mon retour, j’ai vu les rushes et je m’étais trompé. Je pensais qu’elle était plus langue de bois que tous les autres, alors que si on connaît un peu le contexte du Vietnam, on s’aperçoit qu’elle fait un énorme effort pour sortir des choses qu’elle n’a jamais dites, que sans volonté, elle aurait laissé tomber. Il y a d’autres exemples de gens que j’ai mal compris. Mais ça appartient au rapport que j’ai envie d’avoir avec les gens.

Le montage

Cela m’a pris longtemps de trouver une manière de monter qui me convienne. Ça a peut-être commencé en 84 avec Notre Nazi, un long-métrage en vidéo – il n’est jamais sorti mais c’est un de mes films préférés. Comme c’était en vidéo, j’ai monté en VHS et c’était la première fois que je pouvais passer rapidement et confortablement sur un énorme volume d’images, que je pouvais essayer presque tout sans qu’on commence à couper et coller. C’était aussi la première fois que je pouvais faire ça tout seul. Je me suis senti beaucoup plus proche qu’avant du mouvement des images, de la possibilité de les arranger. Depuis deux films maintenant, je vais directement du négatif à un support vidéo parce que je peux rentrer chez moi avec, je n’ai pas besoin de table de montage.
Au début, je monte un peu comme j’ai imaginé pendant le tournage, je vois ce qui marche ou pas. Je ne travaille pas trop sur l’ordre des choses ; je monte tous les blocs de matériel, je pose dans des modules les choses qui vont ensemble, tout ce qui concerne un personnage ou un lieu. Ce n’est qu’ensuite que commence un énorme travail de structure et que beaucoup des idées qu’on avait pour les modules sont modifiées. Mais c’est important – c’est le même principe qu’au tournage – que les blocs respirent, qu’ils prennent leur dimension propre avant qu’on demande qu’ils obéissent à une structure d’ensemble. Je me méfie du bout-à-bout parce que si on met tout de suite les morceaux dans un ordre qui va être celui du film, on les perçoit déjà comme des molécules finales. Mais si on regarde ces morceaux à part, ils vont prendre tellement d’importance qu’ils vont bousculer la forme qu’on a imaginé. Les possibilités d’une démarche sont sans limites, on n’a carrément rien vu encore – certainement pas dans le cinéma qu’on voit tout le temps. Les possibilités de narrer les choses autrement, de jongler avec les choses autrement, juste par des permutations au montage, sont infinies. C’est absolument astronomique ce qu’on peut faire avec une dizaine de gros plans.

Le son

Le son est très important dans un cinéma pauvre, parce que ça coûte peu. Plus on travaille sur le son, plus on comprend qu’il a une énorme puissance dans le rapport qu’il peut entretenir avec l’image. Je m’intéresse de plus en plus à la construction sonore. On a mixé avec un minimum de seize pistes pour créer les ambiances, il y a souvent une énorme densité sonore. Quand la funambule passe en vélo, on devrait entendre, dans un système de projection correct avec un bon son, le bruit de la roue, cette petite musique assez sucrée qui est partout dans le film parce qu’elle est partout à Hanoi, les chaînes de vélo, le froissement des vêtements, les cris… c’est un travail assez minutieux qui me plaît beaucoup. Non seulement, ce n’est pas négligeable, mais c’est devenu primordial. C’est intéressant parce que l’image « hollywoodienne » – pour parler d’un certain niveau de cinéma mondial – a été améliorée sans cesse, elle a de plus en plus d’impact, de plus en plus de clarté, de plus en plus d’espace, alors que le travail sur le son est resté assez primaire – on monte surtout le volume. Je ne peux pas faire concurrence aux films hollywoodiens sur le terrain de l’image, mais par contre, au niveau du son, je suis beaucoup plus à égalité.

Les clartés et les confusions

Ce qui est important, c’est d’apporter non seulement ses clartés mais aussi ses confusions dans le travail qu’on fait. C’est un peu ce qui m’a manqué le plus dans la campagne électorale. Je pense qu’on pourrait gagner en disant : je sais que vous n’allez pas m’aimer si je vous dis qu’il n’y a pas vraiment de solution au problème du chômage, que ce n’est pas du domaine du pouvoir français de régler ce problème qui est un problème européen et occidental. Mais peu de choses fonctionnent à ce niveau de dialogue sur les choses qu’on partage. Le cinéma qui m’intéresse est un cinéma qui dévoile cela, où on trouve même le problème de faire le film dans le film. Une des raisons pour lesquelles j’aime bien Kiarostami, c’est qu’on retrouve ces problèmes dans ses films, si on va aller à droite ou à gauche, si le garçon joue bien ou pas bien, des choses comme ça, c’est une échelle juste parce qu’humaine – et c’est tout ce qui reste d’une certaine idée politique pour moi. Je suis assez gêné par l’idée que c’est moi qui donne la parole aux pauvres – ce n’est pas ce que je pense faire. On me dit peut-être ça parce que je me trouve souvent devant des gens démunis de tout. Les personnes avec lesquelles je me sens le plus à l’aise sont celles qui subissent plutôt que celles qui dirigent. Le témoignage des gens qui dirigent véhiculent à peu près le contenu et l’esthétique des médias dominants que nous subissons. Aller vers les dirigeants, c’est entendre un discours que l’on connaît trop bien. Ce qu’on connaît moins bien, ce sont les nuances du nous – je dis nous, peut-être que vous ne vous trouvez pas là, mais, moi, je m’y trouve bien.

Rails

Dans Starting place, les trains sont importants et ils le sont encore plus dans mon nouveau film [Walk the Walk, NDLR]. Les rails me fascinent. On parle souvent des possibilités d’échapper à la connaissance qu’on est soit sur les rails, soit en train d’essayer d’éviter d’être sur les rails – et ceux qui sont sur les rails ont les jambes coupées. On est dans une certaine démarche et cette démarche est métallique, industrielle, technologique et maintenant informatique. Il faut des images pour montrer cela parce qu’on vit dans les crevasses entre les rails. La plupart des discussions qu’on a sur les possibilités de changer les choses n’ont pas beaucoup de sens si on n’a pas conscience de la permanence, de la violence et de la totalité d’une planète qui est traversée par ces rails qui sont soit ceux mis en place par le développement industriel du XIXème qui a dominé le XXème siècle soit le nouveau type de rails d’information qui sont en train d’être mis en place. Moi, j’aime bien les gens qui ont une vision des rails parce qu’ils ont raté le train ou qu’ils l’ont refusé.

Travellings

Les travellings ont toujours été ma bête noire. Au début, c’était simple, on n’avait pas les moyens d’en faire, on n’aurait même pas su les installer parce que la plupart des gens avec qui j’ai travaillé pendant les premières années n’avaient aucune formation. On a fait des essais avec des chaises roulantes puis on a compris que Godard le faisait déjà et ce n’était pas intéressant. Après, j’ai commencé à me dire que les travellings me manquaient et qu’il fallait que j’ai une production où je puisse me les offrir.
Quand j’ai pu en faire, j’ai été complètement affolé par le temps qu’on mettait à les préparer. J’ai aussi trouvé que j’étais entré dans une mise en scène impliquée dans le travelling, avec une précision et une chorégraphie dans les mouvements des personnages, qui ne me plaisait pas. Alors, peu à peu, j’ai développé des mouvements composés par de courts plans fixes qui constituent des vrais trajets à travers l’espace, parce que le mouvement est vraiment mon histoire, mais pas les travellings. Dans Starting place et plus encore dans le film que je viens de tourner, cette obsession du mouvement à travers un vrai espace est devenu le centre de mon travail. J’ai trouvé un autre langage et une autre manière de réaliser ce langage qui me permettent de penser maintenant que les travellings sont ringards, qu’ils appartiennent à une école de cinéma qui est morte glorieusement avec Bresson. Le travelling est une chose compliquée et programmée qui n’appartient pas du tout au chaos dans lequel nous vivons. Je vois un film plutôt comme un rassemblement de petits aperçus du monde que comme une vision panoramique des choses. La vision panoramique correspond à l’idéal romanesque du XIXème qui voulait que l’auteur puisse prendre une position d’où il peut tout voir et tout expliquer. Je n’y crois pas du tout, une politique sensée est une politique où on dirait : on ne peut pas tout voir, on ne peut pas tout contrôler.

Mise en scène du réel

La mise en scène du réel dans le documentaire ? Quand on est invité à dîner et qu’on arrive dans l’appartement, une vraie mise en scène a été faite par les gens dans cet appartement – je ne parle pas de cinéma ici, je parle juste d’aller manger. Les valeurs de la famille ou du lieu sont quelque part mis en avant, c’est inévitable, les humains sont comme ça. On va manger tel plat sur telle assiette, on va manger sur les genoux dans le living, on va manger dans la cuisine, on va avoir une nappe ou pas, on va avoir du vin ou pas – tout est mis en scène. Chaque choix de vêtement le matin, ce n’est pas la costumière qui le fait, c’est moi qui le fais. Il y a une mise en scène permanente qui devient de plus en plus marquée, c’est de plus en plus une question de représentation. Et avant que j’aille dîner, je vais me demander comment les gens vont être, de quoi on va parler, si je serai content ou pas – probablement pas parce que je n’aime pas les dîners -, je fais aussi ma propre mise en scène. Chaque fois que je travaille avec un personnage, trois choses sont en train de se passer. La première, c’est le sujet qui se met en place de l’autre côté de la caméra pour être filmé – ça peut être plus ou moins contrôlé, aller dans un sens ou un autre. La deuxième, c’est moi qui mets cela en scène d’une manière plus traditionnelle. Je dis : on va tourner ici, la lumière va être un peu comme ça, je vais faire ça et ça. Donc, je mets en scène quelque chose qui est là, le « réel ». Et il y a une troisième chose, une chose qu’on fait ensemble parce que finalement, ce qui m’intéresse beaucoup, c’est de cacher très peu, j’aime les situations où on négocie sur ce qu’on va faire. Alors, les différences entre ce travail-là et ce qu’on fait quand on fait un film de fiction m’échappent. On peut me dire : si tu filmes Marylin Monroe, ce n’est pas la même chose qu’avec la funambule. Oui et non, plus on discute, plus on trouve que les deux situations ne sont pas aussi différentes qu’elles semblent l’être et qu’un plateau de cinéma où il y a un scénario, des costumes, des décors et la soirée à laquelle des amis m’ont invité sont assez semblables – ce qui m’intéresse, c’est d’insister un peu sur cette ressemblance. Dire qu’il y a une frontière absolue entre ces deux situations nous bloque et nous laisse avec une fausse idée de la fiction et une fausse idée du documentaire, parce que le documentaire n’est jamais réel et que la fiction n’est jamais « fictive ». Je vis très confortablement l’interface documentaire / fiction au cinéma, d’autant plus que tout ce que j’ai pensé politiquement y a contribué. Au fond, toutes les idées de réel sont culturellement définies, ce qui est réel pour un physicien nucléaire est assez différent de ce qui est réel pour quelqu’un qui n’a jamais pensé que la matière n’est pas solide. Il vaut mieux brouiller les cartes et penser qu’on est chacun un réalisateur de films et qu’on vit dans le film qu’on écrit en permanence. Ce film va avoir plus ou moins de logique s’il est plus ou moins enraciné dans une perception de ce qui se passe autour de soi. Plus c’est tourné vers soi, plus on est perdu. Et plus c’est tourné vers ce qui se passe autour, plus c’est riche, plus ça risque de correspondre à quelque chose.
Le centre de ma conception de la mise en scène du réel est juste une application de ce qui me semble être notre vie actuelle.

Le trouble

Les choses dont j’ai parlé sont assez problématiques et troublantes, mais c’est le trouble qui est intéressant. Le problème des caméras, des magnétos, du film, de la vidéo… peu importe, il y a beaucoup de choses à apprendre mais pas tant que ça, ça va assez vite. De toute façon, la personne qui utilise la caméra ne peut pas la réparer, on la retourne où on l’a loué et c’est eux qui la réparent. Après ça, tout le reste, c’est ce trouble et si ce trouble n’existe pas, il y a de grandes chances que le travail ne va pas être bien. J’ai mon avis sur mes responsabilités, si j’ai trompé quelqu’un devant la caméra, etc. mais le vrai travail quotidien est de ménager ce trouble – et ça va se manifester dans le film à chaque coup. S’il n’y a pas cette énergie, cette envie de défaire le nœud – et de trouver, dès qu’on l’a défait, qu’il est fait autrement -, et si ça ne peut pas s’exprimer dans ce qu’on fait, je ne vois pas pourquoi on le fait. Dans le domaine audiovisuel actuel, tout cela est exclu parce que ce sont des états d’âmes et qu’on n’est pas payé pour des états d’âme, on est payé pour des performances. C’est vrai que ce qui m’intéresse n’est pas très présent sur les écrans, mais ce n’est pas non plus très présent dans beaucoup de livres, de poésies, ou de tableaux – quelquefois, c’est présent. J’ai souvent l’opportunité de travailler avec des gens qui commencent dans ce métier – déjà, l’idée de métier me trouble. Au début, ça vaut quand même la peine d’essayer de voir si on peut verser beaucoup de ce trouble dans son travail, parce que plus tard on ne va plus en avoir la chance. C’est au début qu’on peut voir si on a cette étrange obsession, cet intérêt, cette confusion qui fait que ce qu’on fait est très lié à ce qu’on est. Il faut faire ça en vidéo si on n’a pas l’argent de le faire en film, il faut faire ça avec des photos, des croquis, avec tout ce qu’on peut pour voir si cette capacité existe.

Propos recueillis par Civan Gürel, Bertram Dhellemmes et Cédric Verlynde. 
Mise en forme par Thierry Laurent.
Cet article est extrait du Tausend Augen #5
Lire le texte en entier hommage à Robert Kramer
www.tausendaugen.com

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