Perfect Life – La communauté introuvable

Texte de François Albéra, 1992

Depuis cinq films — dont deux longs métrages —, Véronique Goël développe avec insistance un propos qu’on a d’abord envisagé comme « interne » au cinéma1 : déconstruction du récit, sérialisation des gestes et comportements des personnages, évidemment de ceux-ci réduits à des fonctions, des actants, travail de structuration du texte filmique entier selon des procédures de régularités, renversements, répétitions, toutes choses qui n’étaient pas sans rapport avec un éventuel « modèle » musical contemporain.Et puis il y a eu coup sur coup ces deux films : Caprices (1988) et aujourd’hui Perfect Life (1991).

Certes, on pourrait raccrocher Perfect Life — comme troisième volet d’un « triptyque » — à Un autre été (1981) et à Précis (1985), mais ce serait occulter ses rapports plus profonds avec Soliloque 2 / la barbarie (1982) et Caprices, précisément. Soliloque 2 a été filmé à Berlin et il conjuguait un propos sur la rupture et la mort avec la topographie particulière de la ville, sa coupure (le mur). Or Perfect Life devait également être tourné à Berlin. Quant à Caprices, qui s’attache à montrer la vie et le travail du violoniste Alexander Balanescu2 ses rapports avec Perfect Life sont à la fois très évidents (la place de la musique dans la bande son et le travail sur le son en général — si je puis dire! —) et plus complexes.
Depuis Allegro (1979), les films de Véronique Goël montrent des groupes, des ensembles, éventuellement des tentatives de couples ou de bandes, situés dans des villes, des structures urbaines (rues, gares, appartements cellulaires, cafés, piscines, etc.) dont le mixte de géométrie et de chaos, d’ordre et de sauvagerie semble mettre à mal, étouffer dans l’oeuf un désir de communauté, d’être-ensemble, de partage, d’être dans la mise-en-commun (actions, langages) de ces personnages, qui est aussi un désir de se constituer en individualités (échapper à la sérialisation: travail répétitif — messagerie publicitaire, ramassage des ordures ménagères, douche collective à l’école, etc. —, à l’anonymat des passants, des consommateurs, des habitants). Car « les individus se créent les uns les autres au physique et au moral »3 , la communauté est constitutive de l’individualité: elle se compose d’individus, mais ceux-ci ne lui préexistent pas.
Tout le dilemme est là, noeud de ces films faits de déshérence, d’exclusions et de ratages, d’absence de communication.
Or Caprices offre une manière d’échappée, de résolution utopique à ces défaites répétées des autres films: le violoniste est seul, on le voit dans son appartement, cuisiner, écouter son « répondeur » téléphonique, courir d’une gare à l’aéroport, mais il se constitue en individu « sous nos yeux » en quelque sorte via la musique à laquelle il travaille4 (répétition, concert) et qui offre un type de communauté (elle est l’oeuvre d’un autre que le violoniste rencontre forcément quand il joue, de plusieurs autres qui, comme lui, s’essaient à ces rencontres (la leçon avec une débutante, la visite à son professeur de Bucarest, la soirée au pub avec d’autres musiciens, la famille).
Une « communauté artistique », non pas sur le modèle de la « bohème » et des mythes dix-neuviémistes de l’Artiste (Van Gogh de Pialat et autres) puisque cette musique ne permet pas d’y postuler un auteur, une âme souffrante qui s’exprime (exacerbation d’un individu) ou un héros (héraut): elle est l’oeuvre d’un qui met son travail en commun (au-delà du mythe).
Perfect life poursuit l’évocation angoissante et « bouchée » de ces « destinées » d’individus qui ne le sont pas puisqu’en manque d’une communauté et qui échouent à créer une groupe, une famille, voire ça et là un couple, qui ne peuvent que tenter de se retrouver ensemble au croisement géométrique de leurs trajets respectifs, de leurs localisations respectives (habitat, travail) dans la ville ordonnée et éclatée à la fois. Matthys, Lisa, Luca, Fredo, Jean, Cathy et Pierre, chacun est qualifié (graphiste, « plongeur », dactylo, etc.) chacun a un lieu et effectue un trajet dans un quartier (Les Pâquis-Saint Gervais en gros) et le café le « Pacifique » devrait être celui de la mise en commun, de l’être-ensemble.
Aux plans pris de loin, assez longs, aux travellings qui suivent un déplacement dans la rue où l’on sent la contrainte des tracés urbains, la violence du découpage 5, se substituent, dans le café, des plans très proches, des mouvements d’appareils attentifs à des gestes, des micro-événements (dus à l’art très particulier de S. Dwoskin) mais qui ne cessent de « recommencer », de rater cette approche puisque ce lieu de rencontre postulé échoue à accueillir les uns et les autres ensemble. En effet les incompréhensions, les affects, les jalousies, la « guerre » quoi ! écho des violences et des agressions extérieures (exploitation patronale, rapports Nord-Sud, complots divers) créent un mouvement centrifuge et le groupe ne se constitue jamais sinon en tant qu’il aspire à être.
C’est sur ce point qu’il faut revenir à Caprices : Perfect Life est scandé d’une série de blocs musicaux et vocaux qui ne viennent ni accompagner ni ponctuer les actions ou les situations filmées mais qui dessinent une place à venir, celle de cette mise en commun impossible. Est-ce cependant une fonction utopique, tout simplement? non pas: la partition6 — très parente de celle qu’interprète le violoniste de Caprices — a pour paroles des chansonnettes anglo-saxonnes un peu niaises (« … took a stone from my soul when I was lame / just so you could make me tame » ou “we’re really alone / unless we want someone to own / and run the life we live / and because I love you…”), comme s’il s’agissait de dessiner le point où l’on est et marquer celui vers lequel aller.

Notes

  1. F. Buache a parlé à son propos de « machine célibataire » (in La revue belge du cinéma No 14, 1985).
  2. Virtuose roumain vivant à Londres, il a travaillé avec le quatuor Arditti de 1982 à 1986.
  3. K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, Première partie (1846), Editions sociales, 1969, p.57.
  4. Les six Caprices pour violon seul, de Salvatore Sciarrino.
  5. Qui éclate en particulier au moment où la caméra n’attend pas Lisa occupée à acheter le journal à un kiosque: ses hésitations et la lenteur d’une cliente qui la précède pourraient générer, si la caméra « en voiture » se prêtait à cette flânerie, un embouteillage, des heurts, du désordre dans le flux de la circulation. Soulignons à cet égard combien Goël montre bien dans ce film et les précédents à quelle distance est le piéton actuel du promeneur ou a fortiori du flâneur baudelairien (v. W. Benjamin dans Paris, capitale du XIXe s.), alors que bien des films, mensongers sur ce point comme sur tant d’autres, veulent nous faire croire — en vidant les rues pour leur tournage ou en les reconstituant en studio ou ailleurs (Les amants du Pont-Neuf, c’est le sommet mais Rohmer ne vaut guère mieux dans son genre) — que la flânerie est encore possible.
  6. Composition originale de Stephan Wittwer interprèté par le violoniste Karel Boeschoten et la soprano Dorothea Schürch.

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