Notes sur « Cités de la plaine »

Texte de Robert Kramer, 1999

« En ce qui me concernait, la transfiguration était proportionnelle à la distance. Plus on est proche, plus on est divinement autre. Ce vaste panorama, sombre, différait à peine de lui-même » (Les portes de la perception, Aldous Huxley.)

 

La « CONTINUITÉ DIALOGUÉE » que je vous donne est « approximative ». Ce n’est pas seulement parce que les scénarios ne sont qu’une suggestion du film à venir, et que le processus de fabrication consiste en grande partie à découvrir le matériau et à l’approfondir. Non, ce texte est particulièrement « approximatif » parce que cette histoire sera jouée par des « gens ordinaires », des gens que j’ai rencontrés en vivant ici, dans le nord, et qui connaissent précisément les qualités propres aux personnages que nous allons voir ensemble, qui savent comment ils diront, ou pourront dire, ce qu’il y a à dire. Les lieux aussi sont réels. Le foyer, par exemple, est un vrai foyer des jeunes chômeurs, où j’ai passé beaucoup de temps: qui sait ce que j’y trouverai, au tournage, ou ce que je pourrai aider à faire advenir.
Ce qui m’amène au sentiment du film. En relisant la « CONTINUITÉ DIALOGUÉE » qui suit cette note, je suis frappé, ou devrais-je dire troublé, par la façon dont on peut facilement visualiser une expérience extrêmement esthétique en faisant une belle image et un son modulé, un ensemble composé d’un peu de social, d’un peu de poésie, qui soit reconnaissable…

Je dois tout de suite dire que ce n’est pas ce que je veux.
Une partie du problème, ce sont les mots. Les mots ont l’art de rendre lisses les surfaces troubles et de limiter le sens à ce qu’ils disent. Je pense à la « CONTINUITÉ DIALOGUÉE ». Laissez-moi noter quelques éléments qui cassent le charme des mots. J’ai déjà mentionné que les acteurs sont des « gens réels ». Ils bougent comme ils bougent, ils parlent comme ils parlent. Ou vous aimez, ou vous n’aimez pas. Moi, j’aime. Ce qui, dans la « CONTINUITÉ DIALOGUÉE », fait penser à un jeu d’acteur, la composition des émotions, je ne crois pas que ce sera présent d’une manière habituelle. Il y aura une certaine rugosité plutôt proche du documentaire.

Et puis, il y a la manière de tourner le film. Ce sera du 35 mm mais avec plus des trois-quarts en vidéo. L’image vidéo 16/9ème augmente la dureté indifférente, rend le monde à la fois plus rugueux, plus quotidien, plus ordinaire et familier, et rarement séduisant en lui-même. Cela signifie que je ne peux compter sur rien, qu’il n’y a pas de belle qualité donnée, il faut trouver une façon de rendre le tout vivant parce que les situations et les gens sont vivants. Je veux donner l’impression que ces images ont été arrachées à la solidité du monde avec une difficulté considérable, que, d’une certaine façon, elles ont été déterrées ou volées – les signes de cette violence ne seront pas masqués.

Le quart restant du film sera tourné en 35 mm, en studio. Je pense que vous comprendrez pourquoi après avoir lu la « CONTINUITÉ DIALOGUÉE », mais laissez-moi vous dire que, dans le cas de l’aveugle, il y a une certaine raison à ce que ses expériences intérieures les plus importantes, ses visions, si vous préférez, soient rendues de façon très présente et sensuelle. Pour la même raison, il n’est pas mauvais que le monde autour de lui ait moins de consistance. Je suppose que le choix de la vidéo est également dû à la petite taille de la caméra digitale. J’ai utilisé la Sony DV-1000 il y a un an pour tourner un film intitulé « Le Manteau », pour ARTE. C’est un bon instrument, solide dans le travail caméra à la main, et remarquable par sa légèreté et sa sensibilité extrêmes, donnant la possibilité de filmer des situations réelles ou imprévisibles avec un minimum d’intervention. C’est un exemple de la « caméra-stylo » dont on parlait avant, et comme l’image vidéo ne présente pas d’inconvénients pour le projet, elle est appropriée.
Un mot du son. J’espère que c’est un film dans lequel on sentira, pour une fois, qu’on peut utiliser le son avec des images mobiles et ce qu’on peut en faire. Pas de son « spectaculaire », genre Lukas et son SensuRound, mais la fabuleuse densité, la suggestivité possible, la vraie capacité du son à raconter des histoires quand il est traité comme partie intégrante et égale de la narration. Bien sûr, c’est une raison supplémentaire d’avoir choisi une image vidéo dégradée qui se justifie, une fois de plus, par l’expérience réelle du vieil aveugle.

Quant à l’inévitable question de savoir qui aurait envie de regarder ce genre de film, je ne puis que suggérer ce qui suit. Le marché (ou la relation entre Hollywood et le marché mondial) a déterminé la forme et le contenu des films en général, et chaque production nationale a trouvé ses variantes aux règles. Toute production est précieuse, qui tente de présenter notre expérience différemment, en dehors de ces normes. La question n’est pas vraiment l’expérimentation formelle, bien qu’elle ait aussi son importance, mais le fait de rassembler les nombreux aspects de notre expérience contemporaine avec fraîcheur et de façon inattendue. La question est de penser différemment, d’un autre point de vue, avec d’autres valeurs et d’autres intérêts. L’un des buts est d’insister sur la manifestation d’autres possibilités à une époque où il y a uniformité d’affirmations sur ce qui est important et réel. Autre but, ne pas se contenter d’offrir du plaisir, mais inviter les gens à penser. À partir de là, la question se pose, qui a envie de penser? Ou, du point de vue de la production ou de la distribution, qui a envie d’engager de l’argent dans ce genre de militantisme modeste. Aujourd’hui, il n’existe aucune réponse claire à ces questions. Et dans cette situation ambiguë, il me semble que mon travail est de continuer à raconter les histoires que je vois, que j’entends et ressens autour de moi, trouver une manière de les raconter qui ne les transforme pas en autre chose que ce qu’elles me paraissent être; faire attention à la lucidité et à la communicabilité, et, une fois de plus, avoir bon espoir. Un saut dans le vide, si vous voulez: mais j’ai toujours pensé que c’est cela qu’on est censé faire, quand on fait du cinéma.

Le Fresnoy, Tourcoing, 31/01/99
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(traduit de l’américain par Cécile Wajsbrot)

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