Michel Voïta, Anne Theurillat, Madeleine Fonjallaz, Stephen Dwoskin, Francis Reusser, Alain Klarer

Articles et entretiens de Yves Tenret parus dans Voir n°43 et aussi dans d’autres n° en 1984-85.

PORTRAIT – Michel Voïta Gueule d’amour

IMPRESSIONNÉS PAR SA PERFORMANCE AUX CÔTÉS DE CHRISTINE BOISSON. DANS LE FILM «JENATSCH» DE DANIEL SCHMID, NOUS AVONS VOULU EN SAVOIR PLUS SUR CE COMÉDIEN ET METTEUR EN SCÈNE VEVEYSAN.

J’ai commencé le théâtre avec des sociétés amateurs, vers 15-16 ans, à Cully. Toutes les sociétés, dans les bleds ici, donnent des pièces, généralement lors de la soirée annuelle de la gym. Une fois, avec des copains, on s’est dit : «Bon, OK, on fait un truc comme ça». On avait 15 ans à peu près. Au sens le plus banal, le plus cliché du terme, c’est vrai que lorsque tu goûtes à ça… Moi, ça m’avait titillé. Mais qu’est-ce qui fait que tu fais ça ? Tout le monde a envie d’être Zorro, surtout à l’adolescence, envie d’être sur la scène. Qu’est-ce qui fait qu’il y a deux ou trois tarés qui font le pas ? Qui disent : «Je veux en faire mon métier». Ça, je serais incapable de répondre. J’étais vigneron et j’ai rencontré un type qui s’appelait Bernard André. Il était dramaturge et pote d’André Steiger. Il m’a dit : «Si tu veux faire du théâtre, il faut commencer par lire». Comme premier bouquin il m’a donné le Théâtre politique de Piscator. Inutile de dire que je tombais des nues, que je n’y comprenais rien. Le lendemain, à sept heures, j’ai sonné chez lui, j’avais fini. Il m’en a donné d’autres… Un jour, je lui ai demandé : «Quelle est la meilleure école?» Il m’a répondu: «Strasbourg». Ce en quoi je pense qu’il avait raison, à l’époque en tout cas. J’avais fait six mois à l’ERAD, pour ne parler et ne penser plus que théâtre. Puis j’ai été trois ans à Strasbourg. Ça, c’est la première expérience forte. Tout le monde critiquait cette école en disant : «Ils ne prennent pas position». Les comédiens traditionnels n’étaient pas rompus à Brecht, donc elle avait été créée pour ça. A l’époque, les familles commençaient à se casser. Il y avait des interpénétrations entre des familles qui étaient jusque-là irréductibles. C’était la fin des mouvements, des grands mouvements. Il n’y avait plus que des utopies particulières. L’école disait : «Si vous jouez avec Planchon, avec Vincent, avec Lavaudan ou avec Hourdin, à la limite ce n’est pas le même métier. Vous n’avez pas besoin des mêmes choses». Tous les trois mois, il y avait un metteur en scène qui venait avec une utopie particulière. Il fallait qu’on détermine des cours techniques et des cours un peu périphériques en fonction de chacune. Ça nous rendait tous fous. Dans le groupe, certains étaient d’accord, d’autres pas. Il fallait se décider, il fallait convaincre les autres, il fallait se battre pour avoir un outil de boulot. Ça, c’est génial, c’est parfait parce qu’un élève se préoccupe surtout de lui en train de se dire : «Est-ce que j’ai été assez profond ?», alors que là, on avait déjà un truc qui était politique, financier et culturel au sens large. Pour moi, c’était idéal.

Après, André (Steiger) qui m’avait vu au spectacle de sortie à Avignon, m’a dit : «Moi, j’ai un truc pour toi». Alors, plutôt que de faire une galère pour jouer deux spectacles sur Paris au mieux, je me suis dit : «Allez ! Je rentre en Suisse». Ça ne me rendait pas très joyeux. Et puis ça s’est bien passé. C’était Victor ou les enfants au pouvoir. A la fin des représentations, j’avais la fin de la saison et toute la saison suivante sur ce spectacle à Vidy et puis ensuite, essentiellement, sur Genève. Ici j’avais, et j’ai toujours, un désir qui est comme un luxe : monter de temps en temps un spectacle… Je ne suis pas un metteur en scène, je ne suis pas un praticien, je ne pourrais pas vivre de ça… J’ai besoin de jouer mais, de temps en temps, je peux avoir un désir sur une pièce. La première année, j’ai monté ADN 80. C’était obscur, il faut l’avouer. Encore maintenant, je ne comprends pas tout. J’ai eu quelques témoignages, quelques commentaires intéressants. Mais bon… Fin d’adolescence, il fallait régler des comptes. J’avais quelques partis pris de théâtre. Ça ne ressemblait à rien, à rien de tout ce qu’on pouvait voir. C’était pas inintéressant mais c’était obscur.

Ensuite, ça n’a pas arrêté. J’ai fait une moyenne de quatre spectacles par année dont deux merdes que je regrette, que j’aurais pu éviter. J’aurais dû me douter que ça allait être de mauvais spectacles. C’est une proportion qui me va encore.

• Tu étais avec Jean-Quentin Châtelain à Strasbourg ?

Oui, la même année, Briquet et Châtelain. On a tous trouvé du boulot, sauf un qui est devenu fou et fleuriste par la même occasion. On fonctionne tous, ce qui est assez rare. Châtelain, c’était de loin le plus fort, de très loin. Il est très impressionnant. Il est arrivé, il avait dix-huit ans. C’était le plus jeune. Dans le premier spectacle qu’on a monté, Le Roi Lear, il faisait le roi et il n’était pas ridicule, de loin pas. J’ai toujours dit qu’il nous dépassait d’une tête. C’est pas quelqu’un qui trouverait facilement de quoi fonctionner vite, faire des petits spectacles légers, il n’arriverait pas à le faire. D’abord parce que ça ne l’intéresse pas. C’est quelqu’un qui est d’une grande honnêteté sur scène, il sert le propos plutôt que de se servir lui, et il le fait admirablement. Il a un talent fou. Mes spectacles ont été ADN, ensuite Lenz, Strindberg, boum !, très bien d’ailleurs… Je vais en remonter un en 1988 au Poche de Genève qui va être quelque chose de bizarre. C’est de Denis Guenoun. C’est celui qui a fait L’attroupement. Il a fait une adaptation des six premiers chants de L’Enéide de Virgile. J’en prends trois. Le premier qui m’a donné une chance au cinéma, c’est Amiguet avec Alexandre. Ça s’est toujours passé comme ça : une période de latence puis une chance énorme. Alexandre me donnait une ouverture possible sur le cinéma suisse. De ce film-là, j’ai sorti deux ou trois trucs, un polar avec Giovanni, Le tueur du dimanche. Ensuite, l’autre chance, c’est le Schmid, Jenatsch. Ça me donne la possibilité maintenant de pouvoir travailler en France et ailleurs. Avec Schmid, on s’était croisés à Locarno puis, une fois, alors qu’il montait Barbe-Bleue à Genève. Moi, je me débattais avec Strindberg. Je me suis ramassé la tête. Je n’avais pas fait le spectacle que je voulais faire. Je me débattais avec ça et lui avec Barbe-Bleue. Il m’a dit : «Je crois qu’on se connaît plus ou moins. Allez, viens, on va boire des coups». Et on a parlé mise en scène. Je suis allé voir ce qu’il faisait. Au sortir de ça, il m’a dit : «On travaillera ensemble». Moi, je ne pensais plus qu’à ça et je suis allé jouer Marivaux à Paris. Là, je l’ai croisé dans la rue, tout à fait par hasard. Et il me dit : «Ce que je t’ai dit est possible. Ça peut venir». On s’est téléphoné, il m’a dit : «Viens». On a fait des photos dans un photomaton et il m’a dit : «Voilà, dans une semaine, je te donne une réponse». J’ai reçu un coup de téléphone : «Voilà, tu as le rôle».

Daniel Schmid fait les films à l’intérieur de son monde à lui. C’est le lieu exact d’où son monde part, donc il avait besoin de Martin Suter, le scénariste. Ils se tiraient l’un l’autre. Suter pour mettre des choses un peu plus construites, lui pour partir. Et c’est entre les deux que ce scénario pouvait fonctionner. Les films suisses, c’est l’obsession de la page culturelle. Daniel Schmid voulait s’amuser, faire un quasi polar. Sa force à lui, c’est qu’il ne donne pas une solution. Il prend, il arrive à certains carrefours. Il y a un acte poétique simple. A la lecture du scénario, tu vois un couple qui est en même séparé et en même temps ensemble. C’est ce qu’on pourrait appeler un couple moderne. Pour moi, il y avait quelques écueils. Lorsqu’il est avec d’autres femmes, ça pouvait devenir assez vite vulgaire, impudique, un peu grossier. Là, il fallait trouver une chose assez légère… C’est pas le type qui est uniquement là pour tirer son coup comme un minet de boîte. C’était un des écueils. Et puis, avec Christine Boisson, nous devions trouver cet équilibre. Je joue tout ce qui fait qu’ils ne sont pas ensemble. Blin en parlait, si tu joues L’Avare, tu joues ce en quoi il n’est pas avare, autrement ce n’est pas intéressant.

• Vous êtes décents, modernes. Les scènes de ménage sont très bien.

Daniel dit : «Au bout de sept ans, un film est démodé. Je veux que, dans sept ans, ce film ne soit pas trop démodé». Donc, on allait chercher des vêtements anglais, hyperclassiques. En tout cas, mes vêtements. Pour elle, c’est plus difficile. Elle est habillée de vêtements qui étaient les mêmes il y a trente ans et qui seront les mêmes dans vingt ans. Les chaussures anglaises, noires à petits trous, ça ne va pas forcément bouger. Le veston pied-de-poule, non plus. La cravate club anglais… L’équipe ? Ils se connaissaient bien, donc ils se tiraillaient les uns les autres pour le film. C’est tout ce qui compte. Moi, je ne suis pas tellement boy-scout dans le sens que, sur un tournage, je demande aux gens de pouvoir travailler avec eux. Ça, ça m’intéresse ! Le reste, je m’en fous totalement. Que je m’entende ou pas avec les gens, je m’en fous. Il se trouve que là, il y avait une bonne entente. C’est parfait, mais je ne suis pas là-bas pour ça, donc, si je vois des gens qui se tiraillent et se piquent pour faire le meilleur film, je suis forcément heureux. Les capacités de Berta ne facilitent pas le travail. Une exigence, elle change. Plus on est fort dans un domaine, plus on est exigeant et pinailleur sur des petits points. Ça rend le travail meilleur mais ça ne le facilite pas. C’est un équilibre qu’il faut trouver. De plus, j’avais une inquiétude énorme. Je suis présent dans toutes les scènes. A l’époque, j’en avais parlé avec James Mason (Lolita de Kubrick) qui m’avait dit : «Si tu as un tournage où tu es là tout le temps, tu devras tenir une ligne, la ligne «propos du film» et non pas une ligne hystérique ou affective. Il faut être en accord avec le propos et, ensuite, scène après scène, tu fais des petites variations. Tu vas être surpris, vexé, troublé, parce que tous les autres peuvent se permettre d’avoir des personnages plus marqués en termes de jeu, parce qu’ils sont là pour t’influencer, te faire bouger. Donc, tiens ta ligne ! »

C’est ce que j’appelle un rôle miroir. Si tu en fais trop, le type qui te regardera ne pourra être que témoin du fait que tu es bien ou pas bien ou que tu as des problèmes, etc. Alors que l’idéal, c’est qu’il passe à travers toi pour vivre la situation que tu es en train de vivre. Moi, j’appelle ça «porter un film». Mais, en même temps, si tu n’en fais pas assez, tu ne donnes pas les clefs pour qu’il puisse te traverser, pour te suivre à l’intérieur de ça. C’est un fil qu’il faudrait pouvoir tenir. Pour ce fil-là, il faut que le personnage pense plus qu’il ne montre. Il lui arrive quand même quelque chose d’énorme. A partir du moment où l’on prend un point de vue pudique sur les choses, on laisse la porte ouverte à beaucoup d’interprétations aussi… C’est un truc à double tranchant. C’était passionnant à faire. J’ai vraiment beaucoup appris. Daniel travaille au millimètre près, au millimètre vraiment, un œil comme ça, fermé, plus ouvert, fermé, voilà, c’est ça ! la bouche, le nez, le machin… Et l’instant d’après, c’est : «Ouais, ouais, ça va, ça va, je ne sais pas, j’ai pas vu, je sais pas…» Au début, j’étais complètement perdu. Jusqu’à ce que je comprenne que c’était tous les plans où le personnage lui-même était un peu perdu. Je ne dis pas que Schmid est machiavélique parce que je ne pense pas qu’il le soit. Lorsqu’on travaille comme ça, des fois il ne dit rien. C’est comme si ce film, ce n’était pas son problème. Et ça correspond aux scènes où le personnage est out ! Une de ses qualités c’est que, si un acteur dit : «Non, c’était pas bien, je veux le refaire», il n’a pas la moindre hésitation, il dit : «OK», là, tout de suite, «On le refait». Ça, c’est bien parce que ça permet deux choses : à l’acteur d’essayer de faire totalement ce que Daniel veut et puis, s’il n’y arrive pas, de proposer autre chose. Ensuite, Daniel juge. Cette liberté-là, elle est belle ! C’est la même chose pour Yersin ou Berta. Daniel sait s’entourer de manière remarquable. Et, en plus, il sait écouter. Il écoute tout le monde, tout le temps, il demande et tout le monde parle.

Tu es de quelle origine ?

Mon grand-père est moitié russe et s’est fait naturaliser sur Fribourg. C’est Voïtachevsky.

Tu as quel âge ?

Trente ans.

• Cela fait dix ans que tu vis du théâtre ?

Oui. J’ai eu trois fois deux semaines de trou en six ans. Il faut savoir ce qu’on cherche. Une pièce qui est considérée comme mauvaise pour beaucoup peut me passionner si je peux faire quelque chose que je n’ai jamais fait. Maintenant, il y a une mode dans le cinéma et le théâtre, c’est de faire des coups, des événements. Ça m’intéresse peu parce que je trouve que c’est le meilleur moyen de tuer quelqu’un. Ce qui m’intéresse, c’est une pratique à long terme. Si cette pratique crée un événement une fois, tant mieux, j’assume ça très bien, ça me fait plaisir mais ce n’est pas ce que je mets en avant.

Après le tournage avec Schmid, j’ai reçu quatre propositions de films en France. Mais je savais que mon désir, c’était de retrouver certaines choses du jeu avec André Steiger sur le Ibsen, à la Comédie de Genève. En termes de carrière, le fait de choisir Ibsen est une aberration totale ! Mon agent m’a regardé avec des yeux ronds. Pour moi, ça ne se discute pas parce que je savais que là, j’avais quelque chose à aller chercher.

Au théâtre, ça se décide une année avant, mais un film, ça se décide beaucoup plus vite. Donc, on essaie de faire des choix. Mon choix, maintenant, pour un tout petit moment, pour une période, c’est le cinoche. Je voudrais faire des choses plus marquées. Lorsqu’on a une gueule qui peut être interprétée comme celle d’un «minet de boîte», il faut faire gaffe. Il faut la casser très vite. Autrement, on tombe dans un truc dont on ne sort plus. Alors vu que ça ne me correspond pas, j’essaie autre chose.

Je ne suis pas pressé. Je fais tout faux, hein ? J’habite Vevey. Je devrais habiter Paris. Certains rôles sont passés à l’as parce que des mecs faisaient pression dans les réceptions. Le fait que moi, je ne le fasse pas, ce n’est pas un point de vue moral, c’est que je ne peux pas. Paraître brillant en société, je ne sais pas le faire. Je m’y ennuie très vite. Il existe un truc, c’est le phéno-mène «province». Ailleurs, c’est toujours mieux. Parfois, c’est vrai ! Un grand spectacle de Chéreau, de Strehler n’est pas possible ici, financièrement. Depuis qu’il y a le TGV, bêtement, je suis à Paris tous les quinze jours. Actuellement, il y a un manque administratif. On n’a pas de tradition, de financement en matière culturelle. C’est pour ça que je trouve la venue de Béjart formidable. Les municipaux ont mis un fric énorme. Au niveau du précédent, c’est extraordinaire. Lorsque moi, je fais des demandes de financement pour un spectacle au Poche, avec cinq comédiens, c’est 150 000 francs, c’est vraiment pas énorme ! Une banque que je ne citerai pas, m’a envoyé avec tous les honneurs dus, 300 francs! Ils pensent à quoi en faisant ça ? Il est évident que j’ai renvoyé pour 300 francs de fleurs pour les remercier ! Il y a une incompréhension totale. Certaines personnes disent : «Le grand théâtre a trop, il faut donner aux petits». Pour moi, il faut donner davantage aux grands et davantage aux petits. ■

Anne Theurillat – Crème parisienne sur biscuit valaisan.

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UNE «RENAISSANCE» CULTURELLE S’AMORCE EN VALAIS. ANNE THEURILLAT EN EST L’UNE DES PROTAGONISTES HYPER MOTIVÉES. PAR AILLEURS, CETTE COMÉDIENNE ET METTEUR EN SCÈNE SE PASSIONNE POUR LA CRÉATIVITÉ FÉMININE.

Mon film sera fait d’après un scénario que j’ai écrit et qui a obtenu d’emblée l’aide de l’Office fédéral de la Culture. Il semble qu’en principe on donne difficilement cette aide du premier coup. L’ayant obtenue, j’ai eu envie de m’accrocher pour arriver à faire le film. De plus, on a eu une grande coproduction de la TV, pour un tiers. Sinon, moi, je suis comédienne. C’est mon métier, mon vrai métier.

• Qu’est-ce qui a convaincu les experts confédérés ?

D’après ce qu’ils disent, ils trouvent que c’est un ton qu’on n’a pas encore eu dans le cinéma suisse. C’est tout simple, le scénario. Je pense que nous, les bonnes femmes, on fait des choses simples. Peut-être que c’est des choses comme ça qu’on n’a pas encore montrées.

• Une femme étrangère vient dans une ville. Une rumeur naît. Une petite fille se lie à l’étrangère, elle découvre l’existence de «l’autre». Où est la singularité ?

La singularité n’est pas du tout l’histoire. Ecrire une histoire ne m’intéresse pas spécialement. Il faut une histoire quand on fait un film mais, un cinéaste, ce n’est pas quelqu’un qui fait une histoire. Ce qui est important, c’est son regard et la façon d’inventer des personnages. L’histoire n’est qu’un prétexte à créer des personnages. L’étrangère n’a pas grande importance. Elle n’est là que pour entourer des personnages, des portraits de mentalités, d’humains, d’une famille surtout, à la fois très suisse et très marginale. Le père est peintre et la mère est musicienne dans un bled de cette région (Monthey et environs). C’est le portrait d’une enfance, le rapport d’êtres humains avec l’endroit où ils vivent.

• Tanner ne montre-t-il pas des marginaux ?

Oui. Probablement.

• Où est la singularité ?

Tout dépend du regard. C’est le regard d’une enfant. Le regard d’un homme n’est pas celui d’une femme ou d’un enfant. C’est par petites touches et ce sont des portraits.

• La singularité, c’est le style ?

Oh ! Oui. En tout cas, c’est l’écriture. Ça n’a absolument rien de spectaculaire. J’ai horreur du spectaculaire. Je voudrais que ça reste simple, naturel et vrai. C’est très dur à faire. Il faut avoir une touche, de la tenue. Ça doit être rigoureux, il faut que la mise en scène tienne. Je pense que nous voyons le monde de l’autre côté.

• Nous… les femmes ?

Le féminisme ne m’intéresse pas, mais être une femme c’est être une femme. Ce n’est pas être un homme. C’est tout ! Chaque homme voit le monde à la fois à sa manière propre et en tant qu’homme. Je pense que le potentiel de la femme n’est pas encore exploré. Oser faire Trois hommes et un couffin, c’est partir d’un thème tout simple. Je pense que nous, les femmes, sommes dans les choses simples. Simples mais en rapport peut-être avec l’essentiel, avec ce qui est éternel plutôt qu’avec ce qui est à la mode. On ne cherche pas à faire des effets. Pour le moment, il n’y a pas encore beaucoup de femmes qui cherchent à faire de l’argent avec les films.

• A part les actrices…

En tant qu’actrice, on peut en avoir envie. Ça, c’est autre chose.

• Je suis pour la singularité mais je ne pense pas que c’est parce qu’on est une femme qu’on a un point de vue singulier. La moitié de l’humanité, ce n’est pas singulier.

C’est singulier au sens où, en effet, c’est la moitié de l’humanité. Et cette moitié ne s’est pas encore exprimée. Même au niveau de la littérature des siècles antérieurs… Il semble qu’en ce moment il y ait tout un potentiel qui explose. Mais c’est vrai que ce n’est pas cela la singularité.

• C’est le premier film valaisan ?

Il y a Raymond Vouillamoz qui a fait quelques films, qui est le grand chef de la TV pour la fiction. Il y a Dominique de Rivaz qui a fait un court métrage. Et Crittin qui a gagné la course autour du monde. Sinon, il n’y a jamais eu de film de fiction fait et écrit par un Valaisan. Mon film fait aussi partie d’un regard particulier. J’habite Paris depuis dix ans et je vis entre deux pays. C’est là-bas que je joue, que j’ai été formée. Ca me permet justement d’avoir à la fois un regard sur ici et sur ailleurs. J’aime bien voir comment les Parisiens nous voient. On est des cons, naturellement, nous les Suisses. De toute façon. C’est très intéressant d’écrire en conservant le caractère d’ici et en se disant : «Je vais être vue par des Parisiens». Quand ils ont lu le scénario, ils ont ri de choses qui ne me font pas rire. C’est une toute autre lecture. Vivre à Paris, ça nous montre également à quel point Paris est truqué, fabriqué, en ce moment extrêmement pauvre au niveau de la création. Ce qui est riche, c’est le fait que c’est une plate-forme pour toute l’Europe. Paris, c’est un grand plateau.

• Parlez-vous une autre langue ?

Je parle un peu l’allemand, c’est tout.

• Vous êtes donc condamnée à vivre à Paris ou ici.

Oui. C’est sûr. Paris nous apprend beaucoup, justement sur le fait qu’on a une certaine valeur. On a une authenticité, une force créatrice, un potentiel qui éclate là en ce moment. Ça commence ! Par exemple, il y a vingt-cinq filles qui partent maintenant à Paris, faire du théâtre.

• Des Valaisannes ?

Oui. Ça décolle à mort. On était des sous-développés. Et maintenant, tout d’un coup, il y a quelque chose qui se passe qu’on ne peut pas arrêter. Même si je suis la première, ou dans les premières, je fais partie d’une poussée qui n’est pas seulement personnelle.

• Des «sous-développés» ?

Le Valais ! Au sens où nous sommes loin de tout. Il y a une autarcie. Il y a cette espèce de suffisance, par exemple du théâtre amateur qui se complaît à jouer dans un bled en se trouvant très bien. Le monde s’arrête autour des montagnes. Même Lausanne, c’est l’étranger. Maintenant, il y a une ouverture. II y a quelque chose qui va partir vers ailleurs et que l’on ne pourra pas arrêter. J’ai horreur du régionalisme. Mais il y a quand même un caractère spécifique.

• D’où êtes-vous ?

Je ne suis pas vraiment valaisanne. Je suis demi-valaisanne et demi-jurassienne, et je fais mon métier à Paris. Là, je viens de tourner dans le film de Francis Reusser, La loi sauvage. Et je joue aussi dans mon film, un petit peu. Le film de Nanni Moretti, La messe est finie, j’aime beaucoup. Et ce qui m’a vraiment plu c’est que, lui aussi, il a le rôle principal de son film et, à aucun moment, je n’ai eu l’impression qu’il se montrait, qu’il cabotinait. Ça paraît tout à fait organique. Si vous voyiez son thème, c’est très difficile à dire en quoi c’est original mais, quand on le voit, on comprend. La messe est finie aurait pu être tourné ici. C’est ce que j’aime là-dedans, c’est en ça que je me retrouve, c’est authentique, simple, tenu, juste.

• Vous jouez de l’authenticité contre Paris et de l’ouverture contre le Valais. N’y a-t-il pas ici un statut particulier de la femme ? Très répressif et très franc ? Assez agréable, pas sournois, peu suisse ?

Oui, il y a quelque chose d’assez fort. II y a des visages extraordinaires, très intéressants. Et ça, les Parisiens nous l’envient.

• Elles vont faire quoi, les vingt-cinq Valaisannes à Paris, dans cet endroit
«mort» ?

Il y en a déjà plusieurs qui sont rentrées dont une qui joue dans mon film. Elle fait de la mise en scène, même d’opéra. Moi, je connais très peu ce qui se passe en Suisse, chez les acteurs, parce que je n’ai joué qu’à Paris. J’ai l’impression que, par exemple à Lausanne, les acteurs sont mauvais, formés comme dans les années 40, théâtraux, avec des effets de voix, na-na-na-na… C’est une espèce de petite coterie absolument fermée. Moi, j’ai joué dans des théâtres nationaux à Paris mais je n’ai jamais pu jouer à Vidy. On m’a dit : «On aura le syndicat contre nous. Vous êtes valaisanne et on doit avoir 70% de comédiens vaudois. Et, en plus, vous êtes à Paris». J’ai vraiment l’impression de quelques petites têtes qui se courent après. Ils ne cherchent pas la qualité. Ils ont une monstre trouille d’une concurrence. Enfin, bref ! Ce sont des acteurs que l’on ne peut pas employer. Ça m’intéresse aussi de donner des cours ici, pour avoir des gens formés et bien formés.

• Assiste-t-on à une naissance culturelle valaisanne ?

Par rapport au théâtre, oui.

• De l’argent se débloque ?

Ça commence. Ça commence… Mais cette poussée vient du des-sous, c’est ça qui est beau. Il y a dix-sept troupes amateurs dans la région de Sierre. C’est fou.

• Ça a toujours existé…

Mais pas autant, quand même. Elles se forment, c’est ça qui est fou. Et on obtient, au bout de quatre à six ans, des gens formés.

• La Suisse était un pays très pauvre avant la guerre. On assiste à la venue au pouvoir de la première génération qui n’a connu que la prospérité.

Oui. Probablement. Ça c’est vrai. Ça doit changer quelque chose.

• Aujourd’hui on peut insulter un banquier parce qu’il n’a pas une collection de peintures. Et il culpabilisera…

Oui, c’est vrai. Et nous sommes aussi la première génération qui, à cause du TGV tout bêtement, ou du change, peut faire Paris-La Suisse. Avant, les Suisses qui étaient à Paris devenaient des Parisiens. Nous, nous sommes entre les deux et ça permet d’enlever ce complexe culturel. Finalement, on est peut-être la première génération de Suisses décomplexés face à Paris, qui ose imposer son regard. Parce qu’on a fait du sous-parisianisme pendant longtemps. Paris, c’est un miroir aux alouettes. Ça n’existe pas. D’un autre côté, ils ont ce qu’on n’a pas. Ils ont des agents artistiques et de l’expérience. C’est pour ça que, dans mon film, il y a des Valaisans et des Parisiens, c’est la première fois que ça se fait et j’adore ce mélange !

• Les acteurs, ce sont des professionnels ?

Ils sont tous professionnels, oui. Il y en a une qui a gagné La Grande Chance, il y a deux ans, elle s’appelle Romaine et elle est chanteuse. Elle est mon élève donc on peut dire qu’elle est pro. Ils sont tous pros sauf les trois enfants. Et quand il faut mettre en scène trois enfants ensemble, bonjour !

• C’est un moyen métrage ?

En principe, c’est un moyen métrage.

• C’est très dur comme format…

L’horreur ! C’est abominable ! Le problème, c’est que j’ai écrit un scénario pour un long métrage. J’ai pensé : «Je ne vais jamais rien obtenir à Berne». J’y suis allée sur la pointe des pieds. J’ai vu pas mal de producteurs et ils étaient tous intéressés par le scénario. En même temps, ils étaient un peu retenus par le fait que les premières subventions n’étaient pas celles d’un long métrage fortuné. Ça leur demandait vraiment de s’engager cent fois plus que pour un film normal.

• Si vous arrivez à préserver votre énergie, cela peut être une étape.

C’est ça. C’est ce que je me dis. Il ne faut pas rater celui-là. Il faut le réussir. La diffusion réelle, assurée pour le moment, c’est la TV, avec TV5 et Télé Ciné Romandie. Mais on croise les doigts : probablement qu’on aura l’INA.

• Comment trouvez-vous la femme dans le cinéma suisse romand ?

Je ne sais pas très bien répondre. Les femmes sont vues par des hommes. C’est la seule réponse que je peux donner.

• Ne sont-elles pas moins sublimées, plus laides qu’ailleurs ?

Je vois ce que vous dites. Je connais bien Goretta. Je sais qu’il aime la femme-enfant et la femme très coincée, très soumise. Moi, j’ai envie, dans mon prochain film, de faire des portraits d’hommes. Rien qu’un homme, rien que ça, une scène d’amour mise en scène par une femme, c’est autre chose. Vous avez vu le dernier Diane Kurys ? Il y a une scène d’amour qui, comme par hasard, ne se passe pas au lit. C’est très différent. Je crois que la femme regarde l’homme comme un être humain, d’abord.

• J’ai vu tout Marguerite Duras. Je n’y ai rien vu de féminin.

Ah ! Moi, si. J’adore Duras ! Si ! Si ! Moi, j’ai l’impression. Il y a une sorte d’amour ! L’homme, il désire la femme, la femme, elle aime l’homme. L’homme, il met le désir en premier plan quand il filme la femme. Je ne suis pas sûre que pour la femme, ce soit le désir du corps seulement. Il y a aussi une sensualité très forte chez la femme. Diane Kurys a filmé une scène d’amour où l’homme est sur le dos, ce qu’on ne voit jamais. Et ensuite on voit les fesses de l’homme. Elle a la tête dans le creux de ses reins, juste au-dessus de ses fesses. On voit ses fesses filmées par une femme. Je crois qu’il faut être une femme, absolument être une femme. C’est ce qui m’embêtait dans le féminisme : c’était des espèces d’hommes ratés et jaloux. Elles voulaient être des hommes.

• Et puis les techniciens, ce sont des hommes ?

Oui. Même la script, ce qui nous fait beaucoup rire. La script, François Baumberger, est un homme. Que des hommes ! A part Nathalie Tanner. C’est vrai que c’est amusant. C’est un des grands plaisirs, je trouve. Travailler avec des hommes, j’aime beaucoup. C’est très agréable. Formidable. Ce qui m’intéresse, c’est aussi de faire sentir que les femmes voient les choses plus globalement et les sentent plus globalement. L’homme analyse et sépare. Il y a la vie professionnelle et la vie amoureuse. Tandis que nous, on vit tout ensemble. Avec Reusser, par exemple, c’est moi qui ai écrit le texte de mon rôle. Ça me paraît normal qu’une comédienne ne soit pas seulement une sorte de singe…

• Qui a fait la musique ?

Jean-Sébastien Bach. Je crois que ça va avec le Valais, ça aussi. C’est à la fois rigoureux, vertical, tenu, sensuel pour l’oreille, articulé. Et puis, il y a la religion. Il y a des nonnes, des curés dans mon film. C’est bourré de clergé. C’est quand même un film sur le thème de l’ange, sur le rapport entre l’érotisme et la religion. C’est sûr que ça baigne là-dedans. Nous sommes totalement marqués. Ça n’a rien à voir avec le fait de pratiquer ou d’aller à la messe… Notre caractère a été trempé là-dedans ! Jusqu’à l’érotisme qui s’en dégage. Moi, j’aime les gens coincés parce que je crois que, plus on est coincé, plus l’érotisme sort. On est probablement devenus fous avec cette liberté. On a tué l’érotisme, tué le désir.

• Ça revient avec le sida…

Oui ! Et c’est pas un mal.

• Vous trouvez Paris décoincé ?

Relativement. Paris, au fond, c’est coincé mais c’est décoincé en apparences. Paris, c’est le frelaté de A à Z. Mais ils savent frelater ! Et nous, on est des cons, on sait pas ! Et c’est là qu’ils nous ont. On sait pas, on sait pas être faux ! Et ils nous baisent avec ça.

• Les protestants sont décoincés. En Suède par exemple.

J’en suis pas sûre. Quand vous voyez le calvinisme, notamment à Lausanne, c’est pire ! Chez nous, il y a vraiment une sensualité dans le catholicisme.

• Les protestants ne sont pas coincés sur le sexe.

C’est encore pire, il n’y a plus qu’un squelette.

• Alors leurs squelettes ne sont pas coincés.

Je ne le ressens pas comme ça. Vous voyez, là, c’est le thème de l’ange, de la Fête-Dieu, de ces fleurs qu’on lance au curé, de ce type qui se fait encenser, qui bande avec ça. Je veux aussi montrer le rapport du père et des petites filles, du père qui montre à ses enfants des nus de la Grèce antique. Il leur montre des corps d’hommes nus, il leur apprend la beauté de l’homme. C’était vraiment ça, juste avant la TV. Comment cette petite fille imagine le monde ? C’est ça, le thème du film. Et puisqu’elle n’a pas la TV, elle prend notamment des bouquins de peinture, puisque son père est peintre. Et elle y découvre le monde, des images qui sont en opposition avec la religion mais qui ont leur beauté.

• Le peintre, il est peintre valaisan ?

Oui. Il est paysagiste. C’est un petit peintre. Avec un côté un peu ridicule, presque cliché, avec sa petite pipe, son petit chapeau, puis ses trois petites filles.

• Est-ce la première fois que l’état du Valais donne de l’argent ?

Non, non. Il attribue 50 000 francs par an, notamment, à Reusser et à Goretta. Je trouve ça quand même terrifiant. Ces messieurs qui ont soixante ans, ils pourraient aller chercher ailleurs. Franchement ! C’est pour ça qu’il faut qu’on se batte aussi. J’ai reçu un prix d’encouragement de l’état du Valais, là, dernièrement, comme à l’école, pour faire ce film. Berne m’a beaucoup aidée.

• Vous connaissez le travail de Pina Bausch ?

Oui, oui. J’ai été danseuse professionnelle. Vous verrez, il y a aussi de la danse dans le film.

• Lausanne fait venir Béjart, l’UBS donne de l’argent à Schmid… Il y a l’argent. Y a-t-il des gens prêts à travailler, à se donner ?

Il y a quelque chose qui se passe, pas seulement en Valais, mais en Suisse. Culturellement, ça commence à se révéler. Avant, on a singé Paris, on a monté les vaudevilles, les boulevards, ici. Et nous, on a rien à faire de tout ça.

• Vous connaissez Joris, le TPR ?

Je ne connais pas bien.

• Quelqu’un comme lui qui commencerait aujourd’hui, aurait les moyens…

Ce sont des gens à qui on devrait mettre une auréole. Ceux-là, ils ont ouvert. Ce sont des saints, des martyrs. Nous, finalement, on suit. J’ai aussi l’impression de commencer quelque chose. Il va se révéler des choses. C’est passionnant. Ça donne envie de vivre. Quand vous voyez des films à gros budget, il y a une lourdeur, parce que la technique, c’est à la fois un rêve, et un rêve lourd, parce qu’il y a tout ce matériel, ces machins qui nous coincent par terre. Plus il y a de matériel, plus c’est difficile, mais on peut décoller. Il me semble aussi qu’on a été tellement loin dans cette matière, ces effets. Le clip ! La profusion d’images gratuites ! Moi, je veux montrer des choses banales, simples, des choses qu’on ne sait plus regarder. Derrière la caméra, il y a d’abord un œil et derrière l’œil, il y a une âme, il y a quelqu’un. Il faut qu’il y ait quelqu’un. Vous voyez, les gens cherchent à faire carrière et il faut que ça se fasse vite. Il faut la carrière à tout prix. Il faut tourner tout le temps avant que la personnalité soit là. Donc, on imite. Ça n’a pas de puissance. C’est pour ça que je trouve qu’on peut faire des choses simples et fortes.

• Avez-vous vu le film de Dominique de Rivaz ?

Non, mais je trouve que le thème est beau.

• Dans ce film, on ne voit que la technique. On est émerveillé par la qualité du noir-blanc et particulièrement par celle du son. Par contre, je n’ai pas compris de quoi ça parlait.

J’espère que ce ne sera pas le cas du mien. Mais le thème est très beau, poétique.

• C’est la faiblesse du propos qui a permis aux techniciens de prendre le pouvoir. C’est le problème du cinéma d’auteur en général, des premiers films. Les techniciens prennent le pouvoir…

Oui. C’est sûr que c’est une chose difficile de tenir et de dire : «Je veux ça !». Et tout ce qu’il faut voir en même temps, pas seulement la mise en scène… Mais une femme amoureuse d’un gisant, je pense que c’est un thème féminin parce que c’est le prince charmant.

• C’est pas du tout féminin. C’est un stéréotype ridicule…

…Oui ! Mais ça dépend comment c’est traité. C’est éternel, ça. Probablement, c’est très profond. C’est un bon thème ! Je suis sûr. Vous aimez Diane Kurys ?

• J’ai trouvé pas mal Diabolo Menthe. Je n’ai pas vu le dernier.

Moi, j’aime quand même. On peut dire : «C’est édulcoré». En effet, ça frise le sentimental. Mais c’est juste. C’est juste ! C’est elle ! C’est original ! Et, c’est sans concession.

• Je pense que ce n’est pas parce que les femmes étaient brimées qu’elles ne se sont pas exprimées. C’est beaucoup plus complexe. J’aime beaucoup Je, tu, il, elle de Chantai Ackerman. Et les films de Shirley Clarke, Sarah Driver, Catherine Roboh, Véronique Goël, Marie-Claude Treilhou, Helma Sanders-Brahms, etc.

Probablement que la femme n’a pas beaucoup créé parce qu’elle faisait des enfants et que c’est quand même extraordinaire. N’est-ce pas, entre faire un film ou faire un môme, c’est peut-être mieux de faire un môme. Si c’est ce qu’on doit faire. Et je pense que c’était merveilleux. Elles faisaient dix mômes. Elles vivaient cette vie de femme !

• Il y a une bêtise égotiste dans la création à tous prix. Les femmes n’ont pas cette bêtise.

Je suis d’accord. Je suis tout à fait d’accord.

• Il y a un acharnement…

On doit créer quelque chose probablement pour ne pas mourir.

• Les hommes sont têtus, hargneux…

Naturellement, ne faire qu’un enfant, ça ne suffit pas pour une vie entière. Il faut en faire dix ! C’est ça le problème, maintenant. Elles s’emmerdent et puis, tout d’un coup, elles sont entre deux chaises. On crée pour survivre, je crois.

Trois hommes et un couffin m’agace.

C’est une comédie. Mais, vous savez, c’est une vraie comédie… Qui sait faire une vraie comédie, maintenant? C’est une comédie comme Molière. Légère et réussie. Et structurée. Mais vous savez, elle vit avec Benno Besson, donc elle a un homme dans le dos qui sait l’aider à écrire. C’est un grand metteur en scène. Et son scénario, il est très bien foutu ! Naturellement, c’est léger, ce n’est pas très visuel. Moi, j’aime que ce soit visuel, c’est ce qui m’intéresse. Le cinéma, c’est d’abord visuel ! Et, en effet, souvent les nanas font des machins qui ne sont pas visuels. Je trouve les cinéastes suisses mauvais. Ils font des films d’images qui n’ont souvent pas de dramaturgie. La direction d’acteurs est une science, c’est un art, et je trouve qu’en Suisse, on ne la travaille pas. Ils ne savent pas diriger. Souvent, on a l’impression qu’ils ne savent pas écrire un dialogue qui parle ! Par exemple, ce qui est intéressant, c’est de dire ce qu’on ne voit pas ou qu’on ne joue pas et de ne pas dire ce qu’on joue. Soit, ça parle trop, soit ça ne parle plus du tout. Voyez… films d’auteur. Ce qui m’ennuie, c’est que ça veut dire films ratés, films chiants. Le cinéma racole. Si on est au moins ce qu’on est, au moins on va nous devoir le respect. Il faut qu’il y ait quelqu’un et que ce quelqu’un soit lui-même. C’est déjà pas mal. Il faut montrer la particularité extrême et rejoindre en ça l’universel. Quelque chose d’extrêmement particulier. Jusque dans l’infiniment petit ! L’infiniment insignifiant. Montrer une toute petite fille qui fait une petite chose ridicule dans sa chambre de môme avec sa poupée. On obtient quelque chose, il me semble. Et c’est ça que je cherche. Parce que, sinon, on tombe dans le poncif et c’est ce que je veux éviter. Il faut créer des personnages, des personnages particuliers qui tiennent le coup, qui ont une intériorité, une complexité. ■

SEPTIÈME FESTIVAL INTERNATIONAL DU FILM DE COMÉDIE DE VEVEY.

Personal Services

Pour ce qui est des films de cul, je ne suis pas bon public : rien ne me choque. Et un zeste sournois. Autant, dans la réalité, deux genoux qui se décroisent… La fin d’un film en est le fondement. Combien de fois ne changeons-nous pas d’avis pendant les trois dernières minutes ? Cette petite ritournelle, c’est la morale. Personal Services conclut d’un : les hommes sont tous des hypocrites. Il y a des moments de sereine tolérance, des plans sentimentaux aussi insupportables qu’il se doit, une gentillesse sans mièvrerie. Soudain, surgit le couperet militant. Julie Walters joue très bien : c’est un peu irritant. Le tout n’est pas singulier mais monomaniaque et sans surprise. Les transgressions sont dans la réception. Triste est la symbolique revanche du dominé. C’est d’un complaisant !

L’Empire de Satan de Salah Abouseif

Effarant. Un film constitutionnaliste. Le héros cite des articles de la Déclaration des Droits de l’Homme, les chantonne et garde son sourire figé. Bouffonnerie. Les oppositions de classes schématisées au tableau noir. Ca dure 2h18 ! C’est déconnecté de toute réalité. Il paraît que ça plaît au petit peuple du Caire. Je ne voudrais pas médire de gens que je ne connais pas.

Cat City de Bêla Ternovsky

Absolument inintéressant. Pas de Tex Avery et un maximum de sous-Disney chez ce dessinateur hongrois.

Rita, Sue and Bob, Too de Alan Clarke

Encore du social. On n’en sort plus. Ici, c’est la veine populiste anglaise. Malgré leur laideur, leur saleté et leur bêtise, les prolos sont quand même sympas. Le sexe est à nouveau le sujet. Il est euphémisé visuellement dans cette fresque intello-naturaliste. C’est bavard, du théâtre filmé. De bons moments de très mauvais goût. Entre autres, une néo-danse populaire, canards accouplés et chaloupant.

Vereda tropical de J.-P. De Andrade

Un petit chef-d’œuvre d’humour noir, d’ironie, de réalisme. Un homme copule avec des fruits. A son amie, il conseille les légumes. Les deux acteurs sont justes, les pastèques à la hauteur et l’ensemble parfait. Peut et doit être aussi vu au premier degré. L’auteur de la nouvelle : Pedro Maria Soares.

Va travailler, vagabond de Hugo Carvana

Insupportable, collant, cabotin, criailleur, mais des plans de liaison simplement descriptifs qui redonnent du goût à la vie. C’est toute la fascination du Sud. Et tout son vide ! Faut dire que le héros est interprété par le réalisateur himself. Le «Regardez comme je m’éclate bien», c’est toujours d’un déprimant…

Les oreilles entre les dents de Patrick Schulman

Film drôle pas drôle. Bideau et Salengro. Ensuite ? Pas grand-chose…

Prick up your ears de Stephen Frears

Pas de problèmes, des solutions. My beautiful laundrette effleurait l’homosexualité en tant qu’acquis. Le deuxième film de Frears a beaucoup moins de joie mais une bien plus grande maîtrise. Aucune réserve. C’est la perfection. Direction d’acteurs, montage, lumière : un sans-faute ! Les homos sont insensibles. Moi aussi. Bonjour la généralisation ! C’est un faux débat. Frears a le pep, le punch et le goût du travail bien fait. Les pissotières mixtes sont un rêve parce que la femme ne veut pas se donner sans autre. «Ce n’est pas vrai» me crie ma mémoire. Et ainsi de suite. Frears est stimulant et n’est pas tout seul. Au scénario, Alan Bennett, à l’image, Oliver Stapleton, au montage, Mick Audrey, en scène, Gary Oldman, Alfred Molina et Vanessa Redgrave. Bravo ! Hip hip hourra ! Tous les seconds rôles sont superbes. Le récit est d’une grande précision. Belle économie de moyens. Allègre !

SEPTIEME FESTIVAL DE VEVEY- FILMS SUISSES

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Duenki-Schott de Tobias Wyss et Hans Liechti

C’est très beau. L’image ! A ne pas voir à la télévision. Ce film a tout contre lui: son thème bidon, la campagne, l’écologie. Et le résultat est d’une justesse époustouflante. Ça sent son travail d’équipe. C’est comme une chorale bien dirigée : harmonieux. Don Quichotte, l’écologiste passéiste, nous va droit au cœur. On pourrait faire mille réserves mais elles seraient toutes mesquines. Ô saisons, ô châteaux, ayons la franchise d’avouer la profonde émotion que nous donne le récit des aventures d’un idéaliste conséquent. Même le happy end n’est jamais que l’autre face de l’usure molle dans laquelle nous vivons. Un film si supérieur à son idée n’est pas chose courante. Les vermisseaux prétentieux à face chauve, adeptes de la libre entreprise, font leurs dédaigneux. Duenki-Schott est une fugue qui a une qualité de sourire inconnue dans le cinéma helvétique. L’acteur principal en est aussi le scénariste. Le travail collectif paie. Heil Liechti ! Il tenait l’une des caméras dans Passion (1981) de Jean-Luc Godard.

D’s nuuni tram de Markus Sanz
Changement gigogne à vue. Rien de neuf ni d’ancien. Animation bègue.

L’effet K de Daniel Calderon

Bonne idée très mal exploitée. Démonstration rigolote de l’effet Koulechov. M’a fait penser à J.-P. Gos me racontant qu’un Veveysan, qui dessinait en trois cases le gag du monsieur qui marche sur une peau de banane, l’appelait «collègue». L’artiste, lui-même, a d’ailleurs déclaré au Quotidien (journal du Festival) : «Dans un premier temps, je montre le documentaire puis je le déforme à ma façon… tout en finesse, avec humour et doigté !» Beurk !

Der Ruderer de Manuela B. Stingelin

Aseptisé. Wunderbar. Bonne chute. Sept minutes bien remplies.

Morlove de Samir

Esthétique branchée, vidéo transcrite, effets, textes sur l’écran, parodie, pas de contenu, sommeil, paupières lourdes, lourdes et exaspération à l’écoute d’une porte qu’on claque. Ce n’est pas fait pour être projeté dans le noir face à de pauvres spectateurs affalés dans de moelleux fauteuils. Ce qui n’est pas bon dans les hamburgers, c’est le pain. Les végétariens sont donc les pires. A ne voir que d’un œil dans un fastfood.

La dame de pique de Patricia Plattner

Quelconque, russophile, noir-blanc, appliqué, prévisible, laborieux.

L’homme a poils de Michel Etter

De bric et de broc. Ni unitaire, ni collagiste. Etter est content de ses effets comiques. Ça marche.

Herzens-Freude de Anka Schmid

Clip pompier.

Douce nuit de Martial Wannaz

Wannaz, Buzzati et Francioli sont des pros. Mais, aussi, comme dirait le red en chef, des nominalistes. Wannaz maîtrise son non-style. Francioli souffle, gratte et pince. Ça ressemble a de bonnes illustrations dans un bon livre pour les enfants.

Du mich auch de Helmut Berger, Anja Franke et Daniel Levy

Ces jeunes gens sont sympathiques. Elle, la Berlinoise, lui, le Suisse qui a un accent et des airs de Pierrot. C’est baba-alternatif. Ça finit sur un joint. Le côté baba est atténué par le noir-blanc. Il y a un sac de plans bien vus. Et des longueurs… Beaucoup de charme mais pas de nerf. C’est pas franc côté fiction ni côté narcisso-expérimentalo-poil au culot. Ces ados n’en sont plus. Ils font semblant. Triste vie que celle du pédophile. Décidément, Godard avait pour lui sa hargne. Du mich auch, c’est un peu la jeunesse dont rêvent les vieux parents : fantaisie mais sans excès. Jamais vulgaire… Moi -je – personnellement – Jappy toutou – mon fils adoré, préfère à Anja Franke, Sarah Driver. Non à la dictature des ménagères mégères pas légères !

UNE GRANDE DAME DU CINÉMA SUISSE

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Une vaudoise qui investit le cinéma suisse… voilà qui n’est pas courant. Cette année Madeleine Fonjallaz a vécu sa vingtième année de cinéma helvétique. Que d’aventures depuis 1964… Toujours souriante et affable, derrière son apparente bonhomie Madeleine Fonjallaz cache une grande fermeté. Il faut l’avoir vu écarter les importuns sur un tournage pour comprendre ce que peut signifier une menotte de fer dans une moufle de velours.
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Madeleine Fonjallaz est non seulement l’un des maillons indispensables des productions commerciales helvétiques mais de plus une garante de qualité lorsqu’elle participe à la création de films plus expérimentaux. Attentive à tout, elle est toujours celle qui insiste sur le détail que l’on risquait d’oublier. Et quand on sait l’importance des détails au cinéma !
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L’année 1984 fut pour cette grande dame de la production nationale, un cru de haute volée. Passant sans difficulté d’un film en couleur à gros budget de Tanner, à une production légère en noir et blanc de Véronique Goël, Madeleine Fonjallaz a été l’un des piliers des six films suivants: Le soldat qui dort de Jean-Louis Benoît, Hello, moineau de Philippe Bonnier, Der schwarze Tanner de Xavier Koller, No Man’s Land d’Alain Tanner, Vivaldi de Théo Koerfer et Précis (film) de Véronique Goël.
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Nous tenions à la féliciter et même à la remercier publiquement. C’est fait.

OBSERVER LE MOTIF

Stephen Dwoskin, célèbre cinéaste américain vivant à Londres, auteur de films patients, sensuels et amers – DynAmo, Jésus Blood, Behindert, etc. – a été invité par l’Ecole des beaux arts de Genève pour animer un stage de plusieurs mois. Après une analyse de l’enseignement du cinéma local, des demandes des étudiants et des spécificités de ses vingt-cinq ans d’expériences, il a décidé d’agir sur trois points.
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Tout d’abord, pour ne pas trop dépayser les étudiants qu’on lui avait confiés, il décida d’opter en faveur d’un exercice relativement ascétique. Les étudiants durent filmer des visages en gros plan et les rendre assez expressifs pour que la bande son ne soit pas nécessaire. Ensuite, ou plutôt en même temps, les élèves se virent mis dans l’obligation de s’amuser, de jouer, de construire une histoire. Ils devaient, chacun à tour de rôle, s’insérer avec leur partie dans les parties précédentes d’un film à faire, parties sur lesquelles ils n’avaient eu aucun contrôle. Et troisièmement, ce qui résume un peu le tout, la présence du maître fut pour les élèves un appel constant à ne pas réduire le cinéma à ses aspects techniques, point de vue typiquement helvétique, ou/et, à ses aspects théoriques, pratique malheureuse et importée. Qui n’a pas lu le dernier Gilles Deleuze ? Avant la clôture du stage, Stephen Dwoskin a mené une série d’entretiens individuels avec chaque étudiant. Pendant ces entretiens ont été chaleureusement évoquées les différentes inhibitions que l’un ou l’autre pouvait ressentir par rapport à son travail.
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Cette initiative, inviter des maîtres étrangers, nous paraît en tout point extrêmement louable pour les enfants de chez nous et d’ailleurs. Nous espérons qu’elle sera confirmée et poursuivie.

L’AIR DES CIMES EN PLAINE

L’air du crime est le premier long métrage d’Alain Klarer. Ce cinéaste est né à Neuchâtel et vit à Zurich. Il a été ingénieur du son de Richard Dindo et assistant d’Alain Tanner. Il a enseigné l’art du cinéma aux Etats-Unis. Alain Klarer a 34 ans.
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L’air du crime est un film suisse. Typique. Contrairement à ce qu’il prétend être, il n’a aucun rapport avec le polar. Ce film est indéterminé. On y voit, comme dans tous les films suisses, un homme dans un train. L’homme prend aussi le bateau. Le lac des Quatre-Cantons est si beau ! Ne confondons pas sobre et mou…
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Alain Klarer fait un documentaire sur le visage d’une vedette française. Et pas sur ses jambes. Sur ses attitudes. Le récit est celui d’un malaise. Oedipe doux. Ah, si les pères voulaient bien disparaître volontairement! C’est quinze ans plus tard à nouveau le phantasme de Charles, mort ou vif (Alain Tanner, 1969). Nous n’avons pas la force ni l’envie de nous battre. Messieurs les papas, les chefs, les patrons, laissez-nous tranquilles. Noyez-vous… S’il-vous-plaît… Ça n’a pas marché en 1969. Ça marchera peut-être cette fois-ci ?
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Le blues suisse : sur un tempo plutôt lent, rêver de rêver de tourner un film dans lequel on brûlerait des usines et des camions. Mais c’est dangereux ça mon petit !
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Ce film est très réussi dans les demi-teintes, les demi-scénarios, les demi-directions d’acteurs, les tiers de panoramiques et les cars d’effets spéciaux.
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La sauce ne prend pas. Le second degré reste bloqué au premier palier : simplifications existentialo-anarchistes. Les personnages sont en quête de leur identité Quelle surprise ! Une femme se défait de son passé et refuse l’évidence de la mort de son mari afin de mieux le tuer en ruinant son entreprise. Un jeune homme s’imagine un autre père jusqu’à le mettre en scène et régler ainsi ses comptes avec son présent. C’est à ce prix qu’ils ont une chance de recouvrer leur identité et leur indépendance.
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Hélène Surgère est très bien, Tcheky Karyo pas assez dirigé et Laura Morante tellement belle qu’elle en insulte les paysages. Jean Bouise vous conseille vivement d’aller l’apprécier dans le Dernier combat de Luc Besson (1983).
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Tcheky Karyo a 31 ans et un diplôme d’expert-comptable. On l’a vu dans la Balance de Bob Swaim, la Java des Ombres de Romain Goupil, les Nuits de la pleine lune d’Eric Rohmer et Matelot 512 de René Allio. Il dit jouer pour ses ennemis. Il psychodramatiste actuellement dans l’Amour braque d’Andrej Zulawski. Vertige en perspective… Fils de juifs espagnols errant en Turquie, il avait six mois lors de son arrivée en France. Avec lui, les murs ont intérêt à bien se tenir.
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Alain Klarer travaille sur le symbolisme. La dame passe du noir au rouge pour montrer son refus du deuil. «Elle est traversée de forces contradictoires…». Alain Klarer rêve de détruire la Suisse, de la ramener à l’Histoire. Que celle-ci se rassure, la réaction ne passera pas.
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L’image est souvent sublime. Camions contre montagnes, ça paye. Le jeu décalé des acteurs est volontaire. Le naturalisme, le psychologisme et le fait divers sont involontaires. Le film relate la destruction d’une jolie petite entreprise suisse de transports routiers par une veuve irresponsable.
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Alain Klarer : – Le jour où les vérités sont devenues des monuments – comme cette entreprise – alors, il faut faire table rase. Peu importe le prix.
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Ben, mon vieux…

DERBORENCE : L’INCOMMUNICABILITÉ !

Dans son ensemble la presse française n’a pas apprécié le néobucolisme de l’auteur-réalisateur du Grand Soir. Pas un seul journaliste n’a crié : «Reusser nous en un un autre !» Son courage, sa volubilité, sa personnalité généreuse à tous les niveaux, sa démesure même n’ont impressionné personne. Le pari était fou. Trop de fonds de terroir, peut-être ? Reusser pense que Derborence est une fable métaphysique. S’il a raison, au soleil de Cannes la brume nordique devait se dissiper. Est-ce ce qui s’est passé ? Marie-Noël Tranchant, dans le Figaro des 18-19 mai, apprécie le retour de l’ancien maoïste à la quête de valeurs morales éternelles. Par contre, dans le même journal, le lendemain, Claude Baignères, après avoir traité l’œuvre romande d’œuvre maladroite, la liquide en une phrase: «Vous n’en entendrez plus jamais parler.» Dans le Quotidien de Paris du 20 mai, Dominique Jamet ironise lourdement avec un ton qui révèle le mépris qu’il a pour les petits pays. Tous les stéréotypes sur la Suisse y passent. C’est lourd. Même une plaisanterie comme «Reusser toi contre moi» est trop fine pour lui. Michel Ciment, dans Le Matin du 20 mai, est moins sévère mais peu enthousiaste quand même. Après avoir reconnu la probité de Reusser, il juge que «la mise en scène assez raide échoue pourtant à faire passer le frisson panthéiste qui parcourt l’histoire». Cela a beau être du charabia, s’en est contre le film. Gérard Lefort, dans Libération du 20 mai, a aimé les paysages mais pas «la manière strictement psychologique» dont sont traités les rôles. Dans Le Matin, des 18-19 mai, Alain Riou donne la parole à Reusser qui en profite pour déclarer: «… il m’arrive de penser que la France, par exemple, est un peu notre tiers monde…» Ce qui prouve que Reusser en prenant du poids, dans la profession, a complètement dépassé son ancien intellectualisme au profit d’une sensibilité pince-sans-rire.
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De toute façon, Francis Reusser n’est pas le genre d’homme à se laisser cracher dessus sans réagir. Il a réagi lors d’une conférence de presse à Cannes (24 Heures, 20 mai). A ceux qui lui reprochaient la lenteur de son film, il a répondu en les envoyant se faire voir au Grand Prix de Monaco. A un journaliste canadien qui trouvait Derborence vieillot, il a rétorqué: «Et le dernier Godard alors ! Puis toi !» Et en admettant que son film, malgré son succès en Suisse, connaîtrait vraisemblablement un échec en France, il a conclu : «A cet égard, les Suisses sont plutôt en meilleure santé mentale que les Français.» Et toc !

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