Le temps d’un retour, notes de tournage de « Sicilia! »

SICILIA!, de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Italie 1998
Par Jean-Charles Fitoussi, 1999

De la fin du mois de mai au début de juillet 1998, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont tourné en Italie et en langue italienne leur vingt-deuxième film, au format 1,33 et intitulé Sicilia ! Le son, direct, et l’image, en noir et blanc, sont signés respectivement par Jean-Pierre Duret et William Lubtchansky avec Jim Howe chef-électricien.

Du tournage, les notes qui suivent ne présentent pas un compte rendu exhaustif ; lequel comporterait nécessairement nombre d’informations superfétatoires du fait de la littérature déjà existante sur la méthode de travail du couple de cinéastes, méthode éprouvée depuis plus de trente ans, peu sujette à la nouveauté, tout au plus aux variations en fonction des données techniques. Aussi me limiterai-je à en développer quelques aspects, me gardant de la tentation de faire l’ébauche d’une critique d’un film qui n’existe pas encore – car c’est un caractère majeur de leurs films, comme de tout film réussi, que d’être irréductibles à la somme des éléments qui les composent. Si bien qu’on aurait beau lire et relire le découpage, voir et revoir tous les plans un à un, entendre, réentendre tous les sons, l’on n’aurait toujours rien du film. Evidence pour rappeler, si besoin est (combien de films ne sont qu’un scénario illustré), que le cinématographe est essentiellement art de composition, au sens littéral – ou de montage, à condition d’étendre ce terme au-delà du seul rapprochement des plans : montage du son et du texte et du cadre et des corps, de l’espace et de la durée – tout cela étant, dans le cas des Straub, capté en un seul temps, celui de l’enregistrement du plan ; manière pour eux de révéler de quoi la réalité se compose, de faire apparaître diversité et oppositions dans l’unité d’un monde unique et sans extérieur.

Dans la suite d’étapes qui forment la fabrication d’un film, le tournage, chez les Straub, occupe un point éminemment singulier. Point de condensation et finalité de tout le travail qui l’a précédé, c’est à ce moment précis que va se mesurer le chemin déjà parcouru depuis la rencontre du texte, son découpage, la découverte des corps qui en incarneront le verbe, les repérages et l’apprivoisement des lieux par des séjours répétés ou prolongés (en habitant une partie de la maison où l’on tournera). Lorsque l’équipe arrive sur ces lieux, chaque cadre a été prédéfini à l’aide d’un viseur de champ. Acteurs et réalisateurs sont, eux, déjà chargés d’un passé lourd de nombreuses répétitions : si le tournage a débuté à la fin du mois de mai 1998, les répétitions étaient engagées depuis décembre 1997 (premières lectures) et s’étaient intensifiées pendant les deux mois qui précédaient les représentations théâtrales de début avril. Pendant cette période, les acteurs, tous non professionnels, arrivaient vers dix-sept heures chaque soir après leur activité et jusque vers vingt et une heures travaillaient le texte.

Les protagonistes de Sicilia  ! ont été choisis parmi des Siciliens résidant en Toscane. Siciliens, car le livre point de départ du film, Conversazione in Sicilia d’Elio Vittorini, est habité par des Siciliens. Et résidant en Toscane du fait de la situation géographique du théâtre de Buti qui mettait à disposition des moyens de production (notamment lieu de répétitions et maison du personnage de la mère dans laquelle est tournée une grande partie du film). C’est la première fois que les Straub eurent à sélectionner leurs acteurs par l’intermédiaire d’une annonce ou de tiers. Pour la plupart, c’est la première vision, révélation ou coup de foudre, qui imposait le choix. Leur manière spontanée de dire le texte, de découper la phrase en lisant, a souvent confirmé la révélation et donné lieu à des émerveillements.

Je parlerai peu de ces acteurs : il faut les voir, il faut les entendre. Magnifiques, ils le sont tous, et chacun avec une manière si singulière que, à les découvrir successivement, c’est comme si l’on assistait chaque fois à la naissance d’un nouveau monde. Que l’on n’en connaisse qu’un, et l’on se dit qu’aucun autre ne pourra égaler son incontournable présence, son évidence, ni même soutenir la moindre comparaison. Mais qu’un autre apparaisse, et nous nous trouvons alors avec… deux évidences, deux incomparables évidences. Deux, puis trois, puis quatre, tous : miracle d’une réunion d’êtres tous également singuliers.

Je me souviens de débats scolaires sur l’adaptation de romans ou autres textes littéraires au cinéma. Et me rappelle les arguments accusant ce dernier de réduire la puissance du texte en bridant l’imagination de l’ex-lecteur. A voir ne serait-ce qu’un acteur, qu’un lieu de cette  » réduction  » telle qu’opérée ici, l’on saisit combien il peut être bon, alors, de brider les imaginations – car on gagne une réalité : un corps, un visage, une âme. Les Straub font exister un texte comme un musicien fait exister une musique à partir d’une partition. Le musicien : de quelle musique cette partition est-elle le texte ? Et les cinéastes : de quoi ce texte est-il le texte, de quelle réalité ? Avant d’être écrite, une musique fut entendue. Et ce livre d’Elio Vittorini, Conversazione in Sicilia, que fut-il avant d’êtte écrit ? Sicilia  !

Un tournage straubien est alors toujours affaire de retrouvailles, dont le fait de travailler (retravailler) avec de vieilles connaissances n’est que la partie la plus immédiatement perçue. En l’occurrence l’équipe était quasi identique à celle de Du jour au lendemain (à presque deux ans d’intervalle), mais ce quasi est de taille puisque gros du  » remplacement de l’irremplaçable Hochet « , l’ingénieur du son trop âgé pour la canicule sicilienne – Jean-Pierre Duret n’avait pas la tâche facile, qui devait exister avec à ses côtés l’esprit de ce vieux et toujours allègre maître du son du cinéma français, fidèle aux Straub depuis Chronique d’Anna Magdalena Bach.

Les retrouvailles ont lieu d’une part avec une réalité qui préexistait au texte, et que le texte conserve à l’état latent – ainsi du plaisir des noms chez Vittorini, tous chargés dans leur énumération de la joie de savoir que la chose nommée existe ou a existé. Cette latence, réalité en réserve ou  » en puissance « , doit permettre la rencontre d’un texte et d’un film. D’où la nécessité de retrouver les objets d’époque (telle la machine du rémouleur), d’aller sur les lieux de naissance du texte, et, une fois sur ces lieux, d’y faire régner une loi permettant d’en faire ressortir les qualités premières. Le film fut donc tourné en Sicile, à l’exception des plans où le fils retrouve sa mère, situés en Toscane à Buti (sur le monte Pisano, comme pour quatre dialogues de la première partie de Dalla nube alla resistenza). Cette exception n’affecte pourtant pas le  » principe du lieu  » évoqué précédemment, dans la mesure où ces plans rendent compte de la maison maternelle et sont, après le premier de la série qui cadre la façade de l’entrée, tous des intérieurs. Et l’on se dit que la maison de la mère en 1998, pour toscane qu’elle est, a à faire avec la maison de la mère originelle, toute sicilienne qu’elle fut. Car ce n’est pas tant une maison qui est ici filmée que, une fois encore, un  » principe de maison « . Ce qui fait la maison, soit, pour la pièce principale, une cheminée (avec un âtre de pierres, c’est-à-dire de l’ancien feu, du feu refroidi), une table, une porte d’entrée, une fenêtre, une commode, une étagère, des chaises – bref, l’espace, avec ses dimensions que l’utilisation de diverses focales (souvent très courtes du fait de la modestie du logis), une fois une perspective choisie, permet de rendre au spectateur, plan après plan.

En Sicile se dessine le trajet de Silvestro (Gianni Buscarino), l’homme qui revient au pays après un exode vers l’Italie (une espèce d’Amérique), depuis son arrivée au port de Messine jusqu’à une place de Grammichele, village où vécut la famille Vittorini (et dont le libraire garde le souvenir encore frais), en longeant, en train, la côte sud de l’île de Messine à Syracuse. Un premier découpage prévoyait de tourner le mouvement ouvrant le film (Silvestro, le vendeur d’oranges siciliennes, et sa femme) sur un bateau reliant la Calabre à la Sicile, mais la courte durée de la traversée, associée aux difficultés dues au vent pour la prise de son direct, imposa de filmer sur le port. Je laisse au spectateur la surprise de voir comment s’est alors transformé le principe de bateau.

Le tournage dans le train est l’occasion, avant d’en venir à une seconde forme de retrouvailles, de préciser quelques points de méthode. D’abord, mais l’on s’en serait douté, lorsque l’on filme dans un train, on filme dans un train ; si le train roule, le train roule ; et s’il doit faire chaud, il fera chaud comme il se doit. Voilà qui rapproche (encore) d’Ozu, qui refusait de reproduire un train en studio (la chaleur de Kyoto, à la latitude d’Alger, n’est pas moins grande que la sicilienne). Un wagon entier ; compartimenté, fut loué à la Compagnie des chemins de fer italiens, et il fallut une semaine pour venir à bout de la partie probablement la plus éprouvante du tournage, à raison d’un seul aller Messine-Syracuse par jour (il n’y a qu’une seule voie, les trains ne peuvent donc se croiser), sans se priver d’éclairage malgré l’exiguÏté du lieu et sans démonter un seul siège, chose aisée mais exclue d’emblée par Straub. Outre le respect de l’endroit tel qu’il se trouve à l’origine, ce choix est lié au désir de filmer caméra à l’épaule, ce qui, à ma connaissance, ne s’était pas produit depuis Othon (deux promenades). Dans Sicilia ! c’est l’intégralité des plans dans le compartiment qui est ainsi filmée, offrant une variation à la séquence ferroviaire de Amerika – Rapports de classes tournée en caméra fixe. Cette variation touche, me semble-t-il, un point essentiel de tout l’œuvre des Straub, à savoirrevenir au même et révéler un autre. L’on retourne dans un train, mais en donnant, de ce même, une perception autre (la caméra à l’épaule fera, dans Sicilia !, ressentir toute la quantité de mouvement qu’un cheval de fer peut communiquer à un corps humain). L’on revient en Sicile une quatrième fois (après les deux Empédocle et l’Antigone), mais l’on filme en noir et blanc, révélant d’autres qualités d’une même matrice, différents attributs d’un même être. Le noir et blanc apporte notamment un piqué, une définition dont les pellicules couleur actuelles ne semblent plus être capables. Les projections des rushes, le soir, après la journée de tournage, furent l’occasion de contempler une fois de plus les nuances et détails (à titre d’exemple, les petits trous dans le pull noir de la mère) restitués par la Kodak  » XX  » 5222, qu’il faut faire venir de Rochester, USA, non sans peur des mauvaises surprises que réservent parfois les laboratoires, soumis à la logique du rendement et de la rentabilité maximale – il reste heureusement (et malgré tout) au laboratoire de Saint-Cloud, quelque chose de l’esprit de l’ancien Monsieur Franay.

Au  » principe de réalité sous-jacente « , ou principe du lieu et d’espace évoqué précédemment, s’ajoute et se mêle une seconde espèce de retrouvailles qui définit ce qui serait un  » principe de musique « ). Retrouvailles bien particulières en ceci que ce qui y est retrouvé n’a en quelque sorte jamais été  » trouvé  » et réapparaît paradoxalement comme pour la première fois. Je veux évidemment parler de la nature essentiellement musicale des films des Straub, qu’ils soient ou non composés à partir d’une œuvre de musicien. Comme pour l’interprète musicien, il s’agit de faire entendre comme jamais une musique de toujours, et faire qu’une réalité très ancienne apparaisse dans ce qu’elle a d’inouï et d’éternellement nouveau. Sans même parler de la conception du film en  » mouvements « , le seul travail de diction du texte ressemble trait pour trait à celui de l’interprète de musique, avec ses accents, ses pauses, demi-pauses, ses piano et ses forte, ses tempi, ses phrasés, articulations, legato, etc. Un visiteur non averti surprenant une répétition se demanderait simplement où est passé l’orchestre. Il faut parfois atteindre les quarante-huit prises pour  » retrouver  » une intonation, l’exemple le plus éloquent étant le  » Hi !  » du vieux à la casquette dans le train, qui fut prononcé inlassablement par Mario Baschieri matin, midi et soir jusqu’à obtenir le  » Hi ! « , celui que le film gardera ( et que la représentation théâtrale ne pouvait révéler tout à fait – à l’acteur demandant pourquoi l’on passait tant de temps sur cette petite exclamation pour le film et non pour la représentation théâtrale, le couple répondit en comparant celle-ci à une course de fond, celui-là à une suite de cent mètres où chaque instant pèse de tout son poids, où compte le moindre millième de seconde). La diction straubienne fait apparaître la musique dansle langage. Une large part de l’art de dire (chanter) un texte, dans Sicilia !, appartient à l’héritage des Bach, Purcell ou Monteverdi. Quant à l’accumulation des répétitions, où toute suivante s’agrège aux précédentes pour croître comme la boule de neige dévalant une pente dont parlait Bergson, cette accumulation vise la retrouvaille avec le temps où tout n’était que son, où le monde n’était qu’un souffle, et contribue à donner, de ce monde, le sentiment d’une durée infinie comme d’un éternel présent.

 

Texte initialement paru dans La lettre du cinéma n°8 / hiver 1999.

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