Le Petit robinet illustré n°3 & 4.

Parus l'hiver 1984 et le printemps 1985, les n° 3 & 4 de l'organe du MJT (Moi, je Tenret).

Série noire.

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— J’en ai rien à cirer. T’es majeur et vacciné, non ?

— Écoute… J’I’ai pas salopé ce fric.

— Garde ton baratin pour les autres. Moi, j’en ai rien à cirer.

— Un homme qui travaille, s’il fait pas un à deux bons repas chauds par jour, c’est exclu qu’il puisse tenir le coup.

— Oh ! Tu me lâches un peu !

— Je t’explique… J’ai changé de salle, ok, mais l’autre était crade. Aller en salle avec le boulot que je fais, c’est le minimum. Quand j’y vais pas, j’ai plus d’appétit…

— Marrant… Jamais vu la différence…

Tante Maggy commençait à s’énerver et Mic-Mac se mit à grogner sous le siège du Gros. Elle fixait les yeux enfoncés, impénétrables, à peine visibles de Claude.

— Tu sais ce qu’il disait mon ex ?… Trop bon, trop con !

Claude avait l’impression de pédaler dans la moule. Tante Maggy se pencha vers le chien et minauda :

— Tu n’auras pas de chocolat pendant un mois… Vilain !

Y’en a, faut vraiment se les fader. En bas de chez sa mère, les doigts dans la bouche, il siffla trois-quatre fois. Elle apparut et lui fit signe de monter. Elle avait déjà mis le gigot et les endives à cuire. Ça embaumait l’ail. Elle coupait du pain.

— Vas y mollo ! lui dictait l’autre en lui.

Le flic, après l’avoir palpé consciencieusement — pédé ! —, y allait de sont petit laïus.

— On m’a signalé un nouveau dealer «rayon taille forte». Vu ce que tu vas prendre si tu retombes, j’ai supposé que ça ne pouvait pas être toi car toi t’es un malin et tu connais ton intérêt. Mais gaffe-toi, fiston… Tiens-toi à carreau ou ça va chier !

Le Gros hochait la tète. Au vrai, avec toute la bouffetance que lui avait donnée sa vieille, il n’avait plus qu’un désir : piquer un petit roupillon réparateur. Le flic pérorait toujours. Il répéta plusieurs fois sa phrase.

— Tu y touches ? T’en prends ?

Le Gros éclata de rire.

— Ça va là-dedans ! ? Je suis macrobiotique. Ma défonce, c’est les céréales, le lait fraise et la charcuterie kasher.

Le flic frimait. Pas facile quand faut se tordre le cou pour voir la face de l’interpellé. Il abandonna. Alain n’était pas chez lui. Le Gros lui laissa un mot griffonné sur un ticket de métro. Dans la rue, il jura.

— Putain ! On se les gèle.

Comme il avait hurlé, un charclo prit peur et s’enfonça encore plus dans sa litière de papier journal. Claude lui jeta une thune de loin. Chez Paulette, tous les habitués étaient déjà là. Quatre d’entre eux tapaient le carton et la plupart des autres suivaient la partie.

Dans sa chambre, Claude, soucieux, fut tenté un court instant de mettre la chaise sous le loquet de la porte, on ne sait jamais, puis devant tout ce que cela l’aurait obligé à déplacer, abandonna ce projet.

Mal à l’aise au milieu de ces jeunes qui se ressemblaient tous avec leur coupe de douilles en forme d’ananas, Claude finit rapidement sa chope et sortit. Le garçon, un grand doux, voulut lui faire remarquer qu’il n’avait pas payé puis, poussant un soupir fataliste, se ravisa.

— Je vois un truc qui bouge dans mon assiette ! Je fais appeler le patron. Y me dit : «C’est un oignon». Je lui ai écrasé sur la gueule, le cafard et l’assiette avec. C’était encore pendant l’époque du Loto. Sourd, aveugle, oppressé, quinze secondes, il avait compris, ce matin-là, que le moment de lancer l’opération «Pas de Panique» était arrivé. En trois jours, ils étaient venus le relancer cinq fois. Le dernier délai se rapprochait à un rythme d’enfer. Il était là, dans son mètre quatre-vingt-quinze et ses cent quatorze kilos, les yeux baissés, buté, têtu, tentant de convaincre Tante Maggy qu’il y avait urgence et urgence. Et qu’en fait de conviction, il ne voyait qu’un seul possible : que Tante Maggy se porte garante, qu’elle cause aux mecs. La cuisine était aussi chauffée qu’un sauna et le Gros souffrait. Il essuya son front et dit :

— Un temps à neige…

Tante Maggy maudissait l’obscène caniche noir terré dans une hotte de plastique bleu ciel. En même temps, elle lui pardonnait. Il n’était qu’une bête après tout. C’était de la faute des filles si il avait dévoré la recette cette nuit. Elle les avait prévenues, au moins cent mille fois, de ne rien laisser traîner. Elles savaient que Mic-Mac s’attaquait à tout ce qu’on abandonnait à sa portée. Claude avait envie de chialer. Il se demandait pourquoi. La journée avait été une journée comme les autres. Couché dans le noir, les mains passées dans les bretelles de son maillot de corps, il faisait son bilan. Dès le matin, chez Tante Maggy, il avait senti que c’était mal parti. Avec la grâce dandinante qui caractérise certains hommes forts. Il se déplaçait rapidement, questionnant les connaissances qu’il rencontrait.

— Je ne suis pas une rature. Préhistorique toi-même ! Pendant ce temps-là, Alain-Deux stations, un changement, six stations, la gare. Courir. Le souffle. Il tousse. Le gosse de hier, un gobelet d’eau serré dans la main, s’assied, cause un peu.

— Les keufs, je les reconnais à leurs pompes.

Il sort son attirail. Une pipette, une seringue, une cuillère. Alain s’enfonce dans le journal. La fenêtre, la nuit, les arrêts. Il fixe un genou. Il clope sa troisième garetsi de la journée. Il est sans corps. Ça va. Cent sept heures par semaine. Ça va. Du flouze à la finale. Cette envie de pisser… Le môme descend là. Ciao-ciao. Une autre Gitane. Il colle son nez sur la vitre. Froid. Nuit. Noir. Brouillon. L’hiver, le gel, le torse courbé. Il tremble un peu. Pas d’érection matinale. Vibrations. Peut-être pas très bon pour la tête de jamais voir personne ? Arrêter de fumer, faire plus de pompes ? Parler ? Il se gratte la jambe. Demain, la douche. Le genou. Collants bleus. Des cuisses. Il se raidit.

La cantine de fer blanc sur le gaz, la télé allumée, la bouffe du chien. C’est chaud. Ça mange. Une Gitane, deux doigts brunis, une Gitane. Le journal. La canti¬ne de fer blanc sur le gaz. Deuxième service. Le chien se balade dans le hall. La cantine est vide. Un film. Une Gitane, le dernier journal.

La terre est gonflée d’eau. C’est glissant, merdique. Le chien fonce. Une Gitane. La barrière est verrouillée. Les dix-huit portes. Rien de spécial.
Il coupe du pain. Il sourit. Un mot griffonné sur un ticket de métro. Il essuie son front dégoulinant. Il sent que c’est mal parti. Féroce. C’est fait, c’est fait. Le hall, une Gitane, le chien couché devant la porte. Bon chien, bon chien… Il sort le lit de camp, le sac de couchage, se lave la bite. Ça colle. Il éteint toutes les lumières. Il enlève ses chaussures. Le chien ne bouge plus. Il se couche. Une Gitane. Il pose le Kleenex sur le cendrier. Il ferme les yeux.

Cela faisait au moins trois mois qu’il était mal parti. Un gaillard comme lui, en fin de droit d’allocations chômage, ne pouvait que replonger. Tante Maggy lui avait présenté un certain Umbert et le lendemain, il reprenait la tournée d’un rebeuh qui venait de tomber. Grosse Paulette, Vieux Alain, la salle, appétit, goût à la vie.

Elle venait de terminer le plat du jour. D’emblée, elle démarra avec ses éternelles plaintes. La plupart des habitués avaient de telles ardoises qu’elle allait devoir fermer boutique.

— Si t’es venu pour me taper, tu peux repartir immédiatement.

— Non, non, je dois voir le Hollandais.

— Il est raide. Je te préviens.

— T’occupe.

Il était dans la mouise. Comme d’habitude, il avait été lui-même le premier surpris du caractère soudain et irrépressible de sa colère. Celle-ci partie du bas du dos, passant par la nuque, avait explosé dans son cerveau.

— Vieille radoteuse, va apprendre à sucer chez les travelos !

Un petit flipper. Pas de collection. Faible tendance au rapt et au détournement de fonds. Vieillard ! Il attend… Couché, il s’écoute. Les yeux fermés, la bouche tordue. Déjà prêt à se reglisser sous le prépuce du rêve chaleureux. Pieds nus. Sa petite pute de bouche édentée suce sa langue. Rien à cirer, du pain, un rire amer, un mot. Il essuie avec le drap son front dégoulinant. C’est mal parti. Il ferme les yeux. T’occupe ! Il a le vertige dans les paumes moites de questions flicardes. Le geste saccadé mais large. Pourquoi doit-on se laver derrière les oreilles? Déconnecté. Des gerçures à la raie. Où aller? Charnu, le biscuit sur talons hauts, la jupe, les jambes ouvertes, le slip ourlé, enfoncé dans la fente, les poils. Relie gebour. Paumes moites. Questions flicardes. T’occupe… Les yeux. Rien de spécial. C’est fait Une reconstitution. Il sent que c’est parti. Le rire, la faim, les frangines, Il se raisonne. Femme, foutre, perce ! Il vire. C’est sec. Il tremble. Il mordille, répète, touche. Wam dévore tout. Petit à petit, l’oiseau fait son nid. Derrière des restes de fond de teint, le visage canin de Tante Maggy, le clinquant de son dentier, le flou de ses pupilles, ses cheveux courts et gras attendent l’assassin.

– Je préfère rester en bons termes avec toi. Même si t’as gagné au tiercé et que tu viens pour m’offrit une bouteille, je vais refuser parce que je suis trop déprimée pour m’amuser.

Pour lui remonter le moral, il avait tapoté les fesses de Paulette. Elle ne l’avait même pas remarqué. Il avait laissé tomber parce qu’à quoi bon si elle ne se fâchait même pas… Il avait finement demandé des nouvelles du Hollandais et elle, absolument sans énergie, l’avait tuyauté. Le Hollandais était à la roulette multicolore de la Mort-Subite. Il la met en sourdine. Rien de spécial. C’est fait. Une douce reconstitution. Il sent que c’est mal parti. Il est morose. Comme une honte, une rougeur, une fièvre prise à rester ainsi à ne rien faire. S’agit de vitesse. Change pas de main…

Ils s’étaient donc tapés la main et le Hollandais avait allongé l’acompte. Ronron, jusque là, ça baigne. Quitte ou double ? Aucune imagination, pas de coupable, sans raisons. Les paumes moites, les yeux fermés, il s’occupe. Rien de spécial. C’est fait, reconstitué, parti.

— Tout ça, c’est des carabistouilles !

Il ne ressentait plus pour elle que de l’aversion, ce qu’il considérait comme un sentiment ridicule. Hors de l’intérêt point de salut… Où aller ? C’était un calibre noir muni d’un long silencieux. Celui qui le tenait dans la main gauche semblait maussade. Description du lieu. Description des trois personnages. Ils se disputent. Elle raconte. Il argumente. Bistrot de Paulette. Elle engueule les clients. Description bistrot roulette multicolore. Description du Hollandais voleur. Ils discutent. La mère, description de l’appartement et de la nourriture. Il s’enfuit. Elle est assise sur les genoux d’un type énorme. Tu es un grand garçon maintenant, tu ne dois pas pleurer, pas pleurer, pas pleurer. Le kem boit de la bière en boîte. Murmures hâtifs, anxieux, hostiles. Lorsqu’elle sourit un pli horizontal se forme sur sa lèvre supérieure. Elle est contente. Il étouffe. Elle ne le trouve pas à la hauteur. Un consommateur approuve : «Il est fragile». Il a la chair de poule. Elle s’agenouille. Elle le suce. Il se frotte contre elle. Ce sont les bourgeoises qui avalent. Ça lui fait mal. Il bande de plus en plus. Il veut la pénétrer. Elle s’est rhabillée. Elle rigole. Il veut mourir.

— Si tu manges ta tartine, on verra.

Elle est gigantesque. Elle est souillée. Il la jette. C’est aussi moche qu’au cinéma. Elle s’agrippe à lui. Il en est fier. Il ferme les yeux. Sa peau est toute bleue. Elle ricane. Sa truffe est froide. Ses poils sont hérissés.

Elle : — Donne-moi ça !

Lui : — Tu te touches ou quoi ?

Claude commençait à en avoir assez d’être pris pour un con. Il se raidit, ce que le flic apprécia modérément. Tout le monde le laissait tomber, eh bien, il ferait la même chose avec eux. Sous ses trois sacs de couchage, il s’éprouvait sans pitié.

— Tu vas m’aider, oui ou non ! demandait-il.

Tante Maggy ne l’écoutait pas. Son maquillage du jour précédent encore épars sur sa bouille ronde, elle contemplait mollement ses ongles au rouge écaillé.

— Qu’est-ce que j’y peux, moi, si Mic-Mac a avalé la recette, demanda et redemanda le Gros d’une voix plaintive.

— Cent fois, mille fois, j’ai répété aux filles de planquer l’argent sur l’armoire. Elles savent bien que Mie-Mac bouffe tout. Si elles se racontent que je vais encore passer l’éponge, elles se foutent le doigt dans l’œil… Et loin !

Le Gros fit craquer ses doigts. Un par un. Il portait au-dessus de lumineuses navettes spatiales caoutchouteuses jaune canari, un pantalon vert billard et une veste rouge vif à manches en cuir et au dos brodé en soie blanche du nom d’une grande marque de lessive américaine. Coups en douce.

— Calte ! aboya-t-elle.

Ça urgeait. Et la bagarre. Surtout ne pas l’oublier. Une bonne bagarre bien saignante, ça détend. Il cracha deux dents. Il gardait l’espoir d’obtenir de Tante Maggy qu’elle se porte garante de lui pour une semaine ou deux auprès de ses fournisseurs. Comme elle lui avait trouvé ce travail, ce n’était que de juste. Il rembraya sa complainte.

— J’I’ai pas claqué connement c’t argent… ■

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Le numéro quatre – une affichette.

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