Jane Campion, La Souris déglinguée, etc.

Textes de Yves Tenret, Enfant d’Abord, n°139, mars 1990

Sweetie.

Jane Campion a conservé l’ironie décapante et la lucidité de l’enfance. Elle nous conte les frasques d’une adolescente attardée face à sa sœur rétentionniste. Forte fable !

A ceux qui ont jubilé pendant les projections de Prick up your ears (S. Frears, 1987) de Clémentine Tango (C. Roboh, 1982), de Tampopo (J. Itami, 1987) ou du Rocky Horror Picture Show (J. Sharman, 1975), on ne peut pas facilement refiler la camelote du jour ou le « il faut absolument l’avoir vu » du mois. L’esthétique est une éthique. Sweetie à son tour en pose à nouveau le théorème et le redémontre dans un implacable sans faute. Il y a le papa, la maman, les deux filles et copains réciproques. Toute une famille… Cela se passe en Australie mais l’obsession centrale, la racine, le clan, la généalogie, sont universels. Les sexes sont de bois et les langues intimes : dans le fond chacun est forcé d’admettre l’autre. Les rejets sont impossibles puisqu’il s’agit de sang, de gènes, d’Adn, de chromosomes. L’héroïne, Kay, a peur de l’avenir, de la vie, de la mort, peur de ses peurs et peur de ne pas avoir peur, et de sombrer dans le rien étal du confort. Kay a peur de tout. Elle rêve d’amour et n’arrive pas à le faire. Sweetie, sa sœur, ne fait pratiquement que cela, baiser, et rêve d’autre chose, de monter sur scène, de devenir aux yeux des gens ce qu’elle est à ceux de son papa : une star ! La mère, ne supportant plus ce doux inceste entre père et fille, s’en va après avoir préparé six semaines de repas à décongeler à son mari. Lui, incapable de rester seul, emporte trois vendredis et deux jeudis et se rend chez Kay qui, elle-même, squatte chez sa frangine, accompagnée de son pseudo producteur, un freak hébété, amorphe et éternellement défoncé. Tous voudraient le meilleur pour les autres mais tous s’encombrent les uns les autres. Il y a un gosse qui s’ennuie, une princesse, beaucoup de gros plans de genoux (car c’est ce que regarde–t-on d’autre lorsqu’on est déprimé ?), une maison dans un arbre et un trou dans le sol. C’est le kitch du salon, en-soi parental, qui envahit le monde, qui rend menaçant les dessins du revêtement intérieur de l’auto et les crevasses dans les trottoirs. Tout est étriqué, résonne fêlé. Jane Campion ne montre pas ce qu’elle dit et ne fait jamais dire ce qu’elle montre, ne juge pas, ne caricature jamais. Elle confronte, elle respecte les désirs, les refus, les blocages et les déblocages des vieux, des jeunes, des femmes et des hommes. Elle a trente-quatre ans, est née en Nouvelle-Zélande et écrit ses scénarios elle-même. Elle a étudié la peinture, la sculpture, a passé un diplôme d’anthropologie et a travaillé pour la télévision australienne. Elle a remporté en 1984 un Elders Award au Festival de Melbourne, en 1986 la Palme d’Or du meilleur court métrage au Festival de Cannes et en 1987, trois prix de l’Australian Film Institute : meilleure réalisation, meilleur téléfilm, meilleur scénario. Pervers et polymorphe, faux et vrai, glissant rapidement mais tournoyant avec insistance autour d’une unique vision, Sweetie décrit un monde avec la fraîcheur d’un regard d’enfant, monde qui apparaît singulièrement défraîchi. C’est sans doute ce qui fait son charme. Sweetie œuvre dans le respect de tous, âges et sexes confondus, chacun seul et ne sachant comment faire pour aimer et accepter d’être aimé. Bienvenue, chère Jane Campion, et donnez-nous vite un autre film.

La Souris déglinguée : vieux ados & jeunes groupies.

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Ils ont trente ans et leur public de treize à trente-cinq ans. Ils passent à l’Olympia, avec NTM en première partie, en avril. Qui sont-ils ?

Considéré comme un mythe vivant par Best, comme l’un des meilleurs groupes de l’Hexagone par Rock and Folk et jugé remarquablement incorruptible par Rock Music, la Souris fait l’unanimité de la presse spécialisée. Unanimité récente et ambiguë due à l’apparition de Quartier libre, leur dernier album, dans les tops, les listes des meilleures ventes, et à la professionnalisation d’un groupe qui existe maintenant depuis dix ans.
Cette reconnaissance fut difficile à cause de la légende soufrée que ces révoltés traînent derrière eux. Légende alimentée par la destruction en 1981, à la fin de l’un de leur concert, de l’Opéra Night, mais surtout par la composition de leur public, métissage de punks, de skins et d’autonomes plus ou moins anars. Comme le dit si justement Laurent Chalu¬meau, critique, si la Souris les rassemble, c’est qu’elle « ne croit ni à l’anarchie des uns ni au nazisme des autres », elle « ne croit qu’à ce qu’elle voit : des jeunes gens exaspérés ».
Taï Luc, Jean-Pierre Triquet (décédé en mars 1987) et Jean-Pierre Mijouin se sont rencontrés au lycée Hoche de Versailles, en seconde. Ils ont eu des enfances et des adolescences sans histoire. Mijouin était fils unique, Rico, le bassiste, vient de province et considère qu’il a eu une jeunesse encore « classique », « blouse grise et tout ça », et Taï Luc, s’il est plus disert, n’en fait pas non plus l’origine de son actuel engagement tiers mondiste.
« Mon enfance, je l’ai passée à Suresnes. Après j’ai vécu en banlieue sud et passé mes vacances en banlieue nord. C’est ma particularité. Alors c’est sûr que quand t’arrives à l’âge où tu peux jouer de la guitare et écrire des chansons, ton seul étendard est banlieusard. C’est beaucoup plus tard que tu peux commencer à écrire des chansons à vocation internationale, à l’horizon un peu plus dégagé. Avant de pouvoir écrire sur l’Asie, ça m’a pris un certain nombre d’années. Ca n’a été facile ni pour moi, ni pour le public. » Pas plus que Taï Luc n’écrit aujourd’hui des chansons à message sur Pékin, Bangkok ou Lhassa, il n’écrivait avant des hymnes réalistes-socialistes sur les banlieues. Son approche est essentiellement existentielle, vécue. Ces chansons sont des balades, des récits de rencontre, des râles, jouissance et frustration mêlées, grognement angoissé de ceux qui revendiquent leur appartenance à un seul parti, celui de la jeunesse. Taï Luc ne rejette pas son époque zone, concert dans les squats et Mjc moisies. Simplement c’est une période de leur vie qu’il considère révolue. « Maintenant on a au moins soixante morceaux inscrits à la Sacem et sur ces soixante, une bonne trentaine ne traitent que de la banlieue. L’une s’appelle Banlieue rouge, c’est un point de départ, elle date de 1979. Une autre Putain de zone mais c’est la zone au sens Edith Piaf du terme, c’est-à-dire Clignancourt, carrefour Pleyel. Ce genre de morceaux, c’est une sorte de bornage kilométrique, ça correspond à la zone 2 ou 3 du Rer. » Taï Luc écrivait en français ses histoires d’Enghien, de Saint-Denis, de Villetaneuse ou de la Courneuve. Maintenant que l’Asie est devenue sa source d’inspiration principale, il n’a pas changé de style pour autant. « Pas de frangliche cache-misère. Pas de verlan ou d’argot. Plutôt un souci d’être clair, net et précis. D’écrire et de chanter « en français », sans chichis, sans en faire un plat » (L. Chalumeau). C’est peut-être ce qui explique que la Souris soit toujours là alors que tant de groupes apparus en même temps qu’eux, Edith Nylon. Taxi Girl, Suicide Roméo, Marquis de Sade, etc., ont disparu. Cette parole claire, à la fois dans son articulation et dans son arrière-fond social, déclaration de guerre au racisme ordinaire et à tous les replis, que ceux-ci soient récriminatifs, agressifs ou frilosité de pauvres un peu moins pauvres que les autres pauvres, coule de source. La Souris déglinguée, c’est de la vitamine pure, la musique idéale pour faire le ménage en dansant, —enfoncé Gène Kelly ! -, c’est le folklore des villes, la planète vue d’un charter, l’identité d’une génération, celle des «innocents de la Première Heure », des mots de passe pour se donner l’illusion d’être une tribu, un dernier rêve électrifié, un martellement aveugle, une façon rythmée de grincer des dents, du Yéyé carré et surtout une volonté tenace d’être ouvert, parcouru, traversé d’espoirs, espoirs d’ici et d’ailleurs.

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Echec scolaire – Les garagistes.

A qui confie-t-on les enfants en échec scolaire ? Pourquoi ? Comment ? Quelles sont les réponses pratiques sur le terrain ? Pour nous éclairer, nous avons interrogé une directrice de Ses (Section d’éducation spécialisée), un médecin de Cmpp (Centre médico-psycho-pédagogique), une assistante sociale exerçant en milieu scolaire, un psychomotricien et une kinésithérapeute ostéopathe.

Cours Charlie, cours, le diplôme sera pour toi ! L’échec scolaire constitue l’une des grandes questions sociales actuelles. Tout comme la toxicomanie, le chômage ou le taux de natalité, il lui arrive de faire la une des grands quotidiens nationaux.
Un rapport du Conseil économique et social évalue à vingt-cinq milliards de francs les dépenses dues aux redoublements et à soixante milliards de francs celles correspondant aux scolarités non valorisées, c’est-à-dire celles des élèves qui ne sont pas parvenus au terme du cycle d’études qu’ils avaient entamé.
Entre la 5e et la 3e, 50 % d’une classe d’âge est écartée de l’enseignement général long. En 1986, plus de 10 % d’écoliers redoublaient leur première année d’école et 37 % d’entre eux finissaient l’école primaire avec une ou plusieurs années de retard sur l’âge normal. En 5e, ils étaient 50 % dans le même cas. Bref, le système ne fonctionne plus. 13 % des collégiens, 200 000 adolescents par an, n’atteignent ni le brevet ni un diplôme professionnel. Ce disfonctionnement se transforme en destin lorsque l’on sait que seulement 7 % des enfants qui redoublent le cours préparatoire sont admis en seconde. L’échec final n’est pas un accident personnel mais une norme statistique. Cet échec est précoce, cumulatif et difficilement réversible.

Et le corps dans tout ça ?

A qui confie-t-on les enfants en échec scolaire ? Pourquoi ? Comment ? Quelles sont les réponses pratiques sur le terrain ? Pour nous éclairer, nous avons interrogé une directrice de Ses (Section d’éducation spécialisée), un médecin de Cmpp (Centre médico-psycho-pédagogique), une assistante sociale exerçant en milieu scolaire, un psychomotricien et une kinésithérapeute ostéopathe. Pour éviter que leurs administrations réciproques ne les tracassent après cette prise de parole publique, nous ne donnerons pas leurs noms. Tous les cinq exercent en banlieue nord de Paris, tous les cinq essaient avec plus ou moins de moyens et énormément de dévouement de combler les carences d’un système qui autoproduit et reproduit des exclus, qui perpétue des inégalités, qui s’accommode de ce qui est. L’échec des enfants n’étant généralement pas analysé sous l’angle d’un échec pédagogique, ceux-ci sont orientés vers des professionnels dont la fonction consiste à intervenir sur ce qui bloquerait les mécanismes individuels d’acquisition des connaissances. Si la directrice de la Ses reçoit les inassimilables, l’assistante sociale hérite des inassimilés : cela dépend de l’âge de l’élève. Tous sont confrontés à des corps, corps malades, disfonctionnants, maltraités, comme si l’école ne pouvait s’occuper que des têtes et paniquait devant les supports physiques de celles-ci. L’école remplit, gave, conditionne les esprits au stimuli-réponse. Le corps, qu’il soit celui du perturbateur ou celui du rêveur, n’a pas de place en classe. « Martin, zéro en calcul, zéro en français. Vous irez chez le médecin puis vous passerez chez l’assistante sociale ! » L’éducation dite « nationale » produit, évacue, élimine les non-conformes et surtout ne semble savoir qu’en faire.
Martin est trop gros, trop maigre, nerveux, placide, coincé, agité, impoli ou caractériel. Ses notes s’en ressentent. Il est envoyé au Cmpp. Dans celui où nous avons été reçus, le médecin n’accepte pas les fatalités sociales. Et pour tenter de lever la main du destin, il a élaboré une grille « pointue », anamnèse tenace, permettant — autant que faire se peut —de repérer ce qui bloque, les sources du malaise.
Il prend son travail à cœur et admet difficilement le décalage entre la mission qu’on lui a confiée et les moyens dont il dispose, que ce soit à l’intérieur de l’établissement (son statut professionnel, les règlements, les collaborations) qu’à l’extérieur de l’établissement (ne pas pouvoir envoyer un enfant en cure thermale, au cours de judo, à la piscine, etc.).
Si cela fait quinze ans qu’il travaille au Cmpp, cela fait plus longtemps encore qu’il traite des alcooliques et des toxicomanes, ce qui lui donne des sueurs froides lorsqu’il imagine la suite de l’histoire des enfants dont il s’occupe.
Les Cmpp ont été créés à la Libération. C’est un projet qui a été élaboré conjointement par les syndicats d’enseignants et des syndicats ouvriers. Madame de Gaulle l’a soutenu. Il s’agissait de compenser les inégalités sociales par l’ouverture d’établissements de soins gratuits prenant en charge, et pour y remédier, les enfants en échec scolaire.
« Ce sont des établissements qui devaient conserver un caractère pédagogique. Celui-ci s’est peu à peu perdu en faveur d’un accroissement du caractère psychiatrique, et je suis formel là-dessus : on n’a pas besoin de psychiatrie dans les banlieues. On a besoin Je terrains de sport, de moniteurs bien choisis, de salles de judo, de danse contemporaine pour les filles. On a besoin de Mjc qui soient efficientes, qui ne soient pas des locaux dévastés par des bandes de voyous, avec des éducateurs complètement dépassés. C’est de l’argent foutu en l’air, ça ! »

Combien de litres pour grand-père ?

Toubib, cette opposition voyous/ souffreteux est fausse. Ce sont les mêmes. Où tu vois des paumés et des affranchis, il n’y a que des crâneurs et des petits frangins de crâneurs. Citoyen médecin, encore un effort pour devenir banlieusard, zonard, tribal.
Quand le docteur reçoit un enfant, enfant au début accompagné de ses parents, il commence par faire une évaluation. Après une description du contexte familial actuel —combien de litres pour le grand-père et combien de pilules pour la mère ? Et le père, que fait-il ? — il retrace l’histoire de la grossesse. C’est un chapitre très important : l’enfant était-il désiré ou ne l’était-il pas ?
Tout va être passé au peigne fin : les hémorragies, les contractions, la prise de poids, la nervosité, une possible dépression, etc. Ensuite, avec la même méticulosité, seront envisagés l’accouchement et le séjour à la maternité. «Il y a l’allaitement qui est aussi très important. Dans nos civilisations, il est méprisé depuis le XIXe siècle à cause des tabous judéo-chrétiens imposés par la bourgeoisie. C’est la cause principale de la baisse du lait chez nos femmes actuelles avec le manque d’activité sportive, la vie urbaine, etc. La remise à l’honneur de l’allaitement existe en France dans le corps médical, mais elle est récente et dans l’opinion publique elle n’est pas encore vraiment rentrée dans les mœurs. Chez beaucoup de mères des enfants que je vois, eh bien, le non allaitement est très fréquent. »
Puis vont surgir des questions sur le nourrisson et sur la petite enfance. « Les nourrissons vomisseurs c’est la moitié de ma clientèle, ce qui est bien sûr très supérieur au chiffre moyen de la population. C’est vraiment un symptôme de base. »
D’autres troubles fréquents vont aussi apparaître, troubles du sommeil ou retard dans l’acquisition du langage par exemple. « La plupart du temps il n’a pas été accordé assez d’importance à ces troubles, ni à ceux de l’alimentation ni à ceux du sommeil, ni par les parents ni par les pédiatres, même en Pmi, ni par le médecin généraliste, et très souvent la seule action qui aura été requise, c’est l’attribution d’un sirop, ce qui est ridicule et néfaste. C’est occulter le vrai problème et donner au cerveau une première mémoire d’un produit droguant. On évalue aujourd’hui à 15 % les enfants français qui ont reçu des somnifères. »
La vie de l’enfant continue à être examinée, l’entrée à la maternelle, les dessins qu’il y a faits, les carnets scolaires, la motricité. Joue-t-il au ballon, marche-t-il sur la poutre à la gym, à quel âge a-t-il appris à nager? «Je trouve très souvent des difficultés, pas majeures à première vue, il peut être musculairement bien développé quand on l’examine mais il a une peur excessive. Par exemple, il y aura des enfants qui ne pourront pas faire la galipette en arrière. Quand j’ai un doute sur cette psychomotricité troublée, je demande à avoir le prof de gym au téléphone. Pour moi, c’est des symptômes importants. De même sa capacité à s’intégrer dans les activités physiques collectives. »

Moins de psy, plus de sport.

Tout cela sera complété par un examen physiologique général et par un questionnement sur les activités d’éveil à la maison. L’enfant reçoit-il de l’argent de poche pour s’acheter une Bd, aller au cinéma, à la piscine, au judo, a-t-il fait de la micro-informatique, etc. ?
Les antécédents familiaux et personnels seront à leur tour catalogués. L’enfant a-t-il fait souvent des affections oto-rhino-laryngologistes, des otites à répétition, des bronchites, des sinusites ? « Ce type d’enfant est fragile de l’appareil respiratoire. Il s’infecte facilement. Dans les Cmpp, on trouve une fréquence inhabituelle de ces affections Orl répétitives qui est significative d’une fragilité face à l’environnement. De même dans les antécédents familiaux, il y aura beaucoup d’ulcères, de coliques spasmodiques, d’hypertension artérielle et de maladies de l’addiction telle que l’alcoolisme. Et aussi beaucoup de maladies que les Californiens trouvent équivalentes aux addictions : l’anorexie-boulimie, et des maladies de la dépendance. Après six consultations avec ces enfants qui sont venus parce qu’ils échouaient en français et en mathématique, j’ai un autre livre devant moi qui a été écrit en collaboration avec le papa, la maman et l’enfant, sur deux mois. J’aurai également écrit à l’école. J’aurai eu le prof principal ou l’instit au téléphone, le prof de gym, peut-être l’assistante sociale et le médecin de famille. En général ceux-ci sentent bien que ce sont des problèmes qui dépassent leurs compétences et qu’ils ont intérêt à s’appuyer sur le médecin de Cmpp. Mais il faut que nous ne soyons pas seulement le psychiatre questionneur qui, comme il n’a aucune réponse, ne pose que des questions, tout ça caché derrière la psychanalyse qui permet de cacher l’ignorance. Après, je vais me coltiner avec le gamin parce que lui, bien sûr, il vient en coupable. Il a échoué à l’école, il a été indiscipliné, insolent, il se dispute avec ses parents, il a de mauvaises fréquentations, c’est lui le coupable et on l’a amené au Cmpp pour le punir. C’est là que la carence de mes moyens commence à apparaître. Pour lui, je suis un être bizarre et difficile à cerner socialement. Il sait que je suis médecin, je l’ai examiné mais je n’ai pas prescrit de piqûres, je n’ai pas fait d’ordonnance et je bavarde avec lui. Il y a une période d’adaptation réciproque où il se demande qui je peux bien être. Là, c’est à moi de jouer intelligemment. Et c’est là que sur le plan pédagogique j’aimerais avoir des moyens que je n’ai pas. J’aimerais avoir un écran de télévision, un écran informatique, pour pouvoir discuter avec lui en partant de ses centres d’intérêts. »
La consultation coûte 300 francs à la caisse de Sécurité sociale ou à la Dass quel que soit le professionnel qui reçoit l’enfant. Le docteur pense que c’est cher et inadapté. Il nous a raconté comment il a sécurisé un enfant d’origine étrangère en lui parlant de son pays.
« Est-ce à moi de raconter l’histoire de l’islam et ceci à 300 francs les trois quarts d’heure ? Il devrait y avoir un instit au Cmpp. La Mjc devrait s’occuper de cela. A l’école, cela devrait être fait. Je suis pour garder les Cmpp, y réduire le rôle des psy, élargir le rôle des psychomotriciens et être branché sur des activités extérieures culturelles et sportives que l’école ne peut pas assumer pour des cas si compliqués. Plus les troubles de la communication sont importants, plus je rencontre des troubles du rêve chez l’enfant, des troubles dans la communication sensorielle et dans la dépendance affective, plus je dis aux parents : « N’allez jamais voir un psychiatre. Faites-lui faire du dessin, de la peinture, de la danse. Des kinésithérapeutes ostéopathes sont capables de réduire des troubles moteurs. Nous on voit les difficultés se développer et si on ne veut pas que cela se termine chez le psychiatre, il faut faire autre chose que de la psychiatrie. Il faut éviter tous les diagnostics de névroses, de psychoses, de perversions, il faut mettre tout ça à la poubelle de l’histoire et faire autre chose. »
Si Martin a été envoyé chez le généraliste, c’est parce qu’on ne savait pas très bien ce qu’il avait. Ce petit ingrat ne travaillait pas bien, ne rayonnait pas de bonheur à tout instant, avait le culot de ne pas manifester par de décents glapissements son éternelle reconnaissance à ceux qui se sont essayés à féconder ses neurones. Zéro pour l’infertile !
L’envoi chez le psychomotricien a d’autres bases : on a déjà plus ou moins repéré dans quelle pratique l’enfant a investi sa mauvaise volonté. Gaucher contrarié, il s’obstine à écrire en miroir, ou obèse insistant, il n’arrive pas à se convaincre que Fat it’s beautiful. Martin joue pendant les cours, Martin ne joue pas pendant la récréation…
De la même façon que le médecin généraliste, le psychomotricien reçoit au Cmpp des enfants en difficulté qui lui sont envoyés par des psychologues, des instituteurs, des inspecteurs ou des Gapp (Groupe d’aide psychopédagogique). Un bilan psychomoteur va lui donner un instantané, une photographie des compétences, des incompétences et des potentialités dans le domaine corporel et dans celui des acquis antérieurs, les « pré requis » par le milieu scolaire de l’élève.
Ces enfants confrontés au rythme scolaire, à une demande de rendement, qui pourraient être compétents à leur vitesse personnelle, se retrouvent, parce que trop lents ou incapables de se concentrer, en situation de découragement, de désinvestissement, parfois même de phobie. Ils manquent d’aisance, de confiance en eux. Ils ne s’engagent pas dans des situations de prise de risques. Ils présentent des troubles de la coordination, du schéma corporel, de la latéralité. Ils n’ont pas structuré leurs rapports spatio-temporels et au moment où ils sont confrontés à des apprentissages abstraits, ils inversent les sons et les syllabes dans l’écriture, sont trop hébétés ou pris d’une « diarrhée corporelle ».

C’est toujours trop tard.

« Cela peut être psychologique, affectif, provenir de relations très perturbées dans la petite enfance. Là, moi, j’utilise le biais du corps. C’est gratifiant pour l’enfant, il progresse. Dans les classes à l’heure actuelle, le corps a peu de place, on n’a plus le temps. Je pratique aussi la relaxation. Je ne m’attaque pas aux symptômes mais à ses causes. Je leur fais faire des tas d’exercices qui lorsqu’on prend la peine de les faire de manière posée, individuelle — ce que ne peut pas faire un instituteur — peuvent permettre à ces enfants d’accéder aux « pré requis », de pouvoir se repérer dans l’espace et le temps. Parfois, on voit une disparition des inversions, au niveau de l’écrit. Un enfant qui intériorise les repères dans l’espace peut apprendre à les généraliser dans différents domaines dont l’écriture. Et ainsi ne plus confondre les d avec les b et les p avec les q. »
Ce psychomotricien travaille en empathie avec l’enfant et le plus possible en amont, avec des petits « encore très malléables, très souples ». Ces rencontres ont lieu sur le mode ludique et tiennent compte tout autant de la dimension affective que des réalisations corporelles ainsi que le laisse entendre l’intitulé « psychomotricien ». La reconstruction d’un « je » passe ici par le jeu.
Malgré son bilan plutôt positif, ce praticien émet néanmoins des réserves. « Ce qui me déçoit c’est qu’effectivement, on essaie avec l’enfant de partir de son rythme propre et on s’aperçoit que dans les structures scolaires c’est toujours autant la course. On dit souvent au sujet d’enfant atteint d’immaturité globale au niveau des grandes maternelles qu’ils ont besoin d’années supplémentaires. Et il n’y a pas de classes adaptées à ces enfants. Souvent ce qu’on voit en Cmpp, c’est qu’on attend l’échec cuisant pour mettre l’enfant dans une classe à petits effectifs.
Ça revient comme un leitmotiv dans toutes les équipes. Faire redoubler en maternelle, c’est dévalorisant pour les parents. On attend que l’échec ait lieu. Il faudrait une classe passerelle, c’est ce qu’on se dit dans les Cmpp. On pourrait y récupérer un certain nombre d’enfants. »
Rencard avec la kiné, l’hôpital, des longs couloirs, des portes dérobées, une vieille crainte, une grande salle, des vieilles dames en élongation, un petit local, une tasse de noir fort de café, un grand bureau, un bruit tenace d’ascenseur et nous voilà face à face, assis, elle, ronde et sensuelle, moi, sec, crispé.
Elle parle. Le corps, les blocages, les désordres. Parfois, elle touche un patient et il éclate en sanglots, se redresse, gerbe sa vie, la raconte à un train d’enfer. Elle me regarde. Je suis sûr qu’elle me jauge. Je me roule une autre Gauloise. Mes poumons sifflent et elle, elle en est au chapitre de l’asthme. Maman j’ai peur, ils vont me garder. Oui, oui, j’avoue tout, pas de caresse, une jouissance rapide. Oui, je ne vois pas la suite. Oui, je ne sais que faire ni où aller. Elle se moque de moi, insiste, danse, m’envoûte. Les poumons ne suivent pas.

Etre bon en tout : un leurre !

Ce n’est pas la chambre à air qui se dégonfle, c’est la symphonie pour instruments à vent. Elle en est à l’anorexie. J’ai des crampes d’estomac. Quel métier… Et dehors, il fait froid, je vais devoir reprendre le RER, attendre sur un quai glacé, l’horreur.
Mais comment font-ils tous ? Mens sana in corpore sano. Où trouvent-ils ce temps ? La simple idée de m’allonger nu sous des mains attentives éveille en moi des béances d’absence. Me coucher d’accord mais me relever ? A qui peut-on faire croire qu’il est possible de survivre dans nos villes sans frimer jour et nuit, sans courir d’un endroit à l’autre, sans se tendre ?
On écartèle les gosses. Tends-toi, détends-toi, tends-toi ! C’est la fabrique, du ronron pour futurs cadres, de l’ulcère garanti. La pression est terrible. Va, épanouis-toi, non ! Etre bon en tout, c’est de la femme-femme sur papier glacé, de la chiotte de pub, du gamin marchandise, du spectacle, un leurre !
La kinésithérapeute reçoit des enfants qui lui sont envoyés par le médecin du Cmpp. Pour elle, il est clair que les difficultés affectives passent par des problèmes au niveau corporel et que tout cela a d’importantes répercussions sur les performances scolaires. Elle nous décrit le cas d’un garçon qu’on lui a envoyé pour qu’elle s’occupe de sa scoliose.

Quelque chose dans le bas du visage.

« II n’avait pas une vraie scoliose mais une attitude scoliotique. A force de regarder ce gamin sur toutes les coutures, j’ai réussi à trouver que le seul blocage qu’il avait, c’était un blocage du bas du visage. Il bloquait toute cette partie-là et il ne me laissait pas du tout travailler cette région. Je lui travaillais tout mais dès que j’arrivais à cette région-là, il se mettait en position foetale, ne bougeait plus, me faisait des grimaces horribles. Je ne fais jamais rien sans que les enfants ne me l’autorisent — au niveau de la sensation, je sens bien s’ils veulent ou s’ils ne veulent pas —, et le jour où il m’a autorisée à passer, il a verbalisé automatiquement son échec scolaire, c’est-à-dire son redoublement de cours préparatoire. Cela n’était pas passé au niveau de sa tête car il ne l’avait pas accepté, il avait tout bloqué au niveau de son corps et particulièrement la partie de l’expression orale, le bas du visage. Il avait redoublé parce qu’il ne savait pas lire. Le fait de travailler cette partie lui a permis de repartir sans problème. Cela nous a pris dix séances. A la fin, je lui ai donné un livre et nous l’avons lu ensemble. »
Pour elle, il n’y a pas une typologie des enfants en difficulté mais des comportements précis en fonction de chaque type morphologique. « C’est vrai que le petit nerveux qui a un visage triangulaire et des yeux très expressifs a très souvent des problèmes d’ordre mental, mentalement ils sont très fragiles. Il suffît parfois de peu de choses pour les faire sombrer. Ce sont souvent des enfants hyper-sensibles. »
A son avis, l’une des grandes causes de l’échec scolaire est le mépris que manifeste l’école à l’égard du corps. Passé la maternelle, il est totalement exclu. On dissocie deux aspects, le corps et l’esprit, absolument indissociables. « Nous rencontrons de tout avec ces enfants, des troubles respiratoires, des difficultés de la marche, des rigidités, des pseudo-scolioses, toutes les attitudes qui peuvent être reliées à la colonne vertébrale. Il y a de plus en plus d’enfants qui se tiennent mal, ils ne respirent plus, ils ne bougent plus, ils se referment. Tous les problèmes d’asthme, ce genre de choses… La gymnastique c’est un temps tellement réduit par rapport à ce dont ils auraient besoin, tellement stéréotypé. On leur demande de faire toujours dans tel sens la même chose mais on ne leur apprend jamais à s’allonger sur un tapis et à sentir leur corps. Il n’y a pas un enfant qui sache le faire. Chaque fois que je fais faire cet exercice tous les enfants me disent : « Ça sert à quoi de faire ça. Pourquoi tu veux que je fasse ça ? » Il n’y a pas un enfant qui sache s’allonger et écouter comment se trouve son corps. »
Ne vous faites pas d’illusion. Vous êtes passés moins loin que vous le pensez de la Ses. Les tests sont cruels et le grand corps social bien huilé.
L’année dernière, un peu déprimé, je me suis dit que les temps étaient peut-être venus pour moi de m’insérer socialement, de prendre un emploi fixe, d’accepter le sort de l’humanité commune. J’avais encore un peu de thunes, il n’y avait pas le feu, je passais donc mes journées à spéculer sur la chose, à mesurer l’étendue de l’humiliation pressentie et à imaginer diverses ruses pour trouver un boulot très bien payé et demandant tout au plus une figuration intelligente.
Faites le test, pour voir… C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Christine, jeune femme douce et intelligente, qui s’occupait d’aveugles et qui, dans le cadre de sa formation professionnelle continue, avait accès aux tests d’embauche dont l’inénarrable QI. Nous prîmes rendez-vous et au jour dit, elle sortit ses boîtes et son chronomètre. Mama mia ! Ça giclait. Que signifie l’abréviation Otan? Des colonnes de chiffres à redire à l’envers : 243 = 342, pas de problème mais 327 492 ! Pourquoi doit-on payer ses impôts, me demanda-t-elle à moi qui n’en ai jamais payés. Ou encore, alors que je m’en torche : pourquoi l’église est-elle au milieu du village? J’avais les mains moites, deux litres d’eau dans les pompes, un élancement douloureux dans la tempe gauche. Le stress ! Et ce chronomètre….
Assemblez ceci en carré et trouvez ce qui manque dans ce dessin-là. Je n’ose pas imaginer les mioches face à un examinateur pensant à autre chose. Par exemple, à ce que fait sa femme quand il est au bureau… Christine me répétait : « Détends-toi » mais moi je jouais tout dans ce test stupide. La société allait enfin reconnaître mon génie méconnu. Eh bien, non, échec et mat, un petit 126, pas le 75, alerte ! Mais pas non plus le 156 à porter en badge.
Quoi de plus minant, de plus décourageant qu’un test ? Surtout que si le QI a l’ambition de jauger des réflexes, une vague culture générale, il a aussi celle de mesurer l’intégration sociale, la conformité à la norme. Tout cela, c’est du muscle, la mémoire, les casse-tête chinois, du muscle ! Cela sanctionne l’invention, tout le monde le sait et alors ? La cosse mon frère, la cosse…
Martin en primaire était un perturbateur, un agité ou au contraire un roudoudonnant radiateur, un planqué. Une commission composée de martinologues et de technomartins a examiné son cas, des psychomartins lui ont fait passé des tests. Le verdict tombe. Elève Martin, levez-vous. Quatre ans incompressibles ! Quatre ans de Ses ! Applaudissements dans la salle.

La dynasties des rois maudits.

II va recevoir une formation professionnelle en couture ou en cuisine ou en peinture en bâtiment. Et à ce propos — le bâtiment —, il va passer quatre ans à l’écart, quatre ans dans une section triste et propre, quatre ans à apprendre sur des machines vétustes que ce qu’il peut espérer de meilleur est une intégration sociale par le travail et en tant que manœuvre, main d’œuvre à peine dégrossie, mouton bien calibré aux normes de l’abattoir de la vie.
Les Ses datent de 1965. Les textes d’origine sont toujours en vigueur. Les classes comprennent 16 à 17 élèves. Les responsables de ce secteur ont souvent demandé de pouvoir descendre l’effectif à 12 élèves, chiffre qui avec des enfants de niveau très disparates leur semble idéal. Leur vœu n’a jamais été exaucé. Aboutissent dans les Ses les élèves les plus en difficulté mais n’ayant pas besoin de soins spécifiques. Cela dit, la caractéristique principale de ces institutions est de contenir une proportion anormalement élevée d’enfants étrangers. A la Ses que nous avons visitée, 50 des enfants sont d’origine étrangère et une forte proportion des Français natifs des Antilles. Cette Ses a 112 élèves à sa charge par rapport aux 1 500 à 1 600 élèves des deux collèges locaux. « Nos élèves — c’est assez curieux et assez dramatique — sont orientés par des commissions. » Ces commissions comportent le plus grand nombre d’intervenants possible. Inspecteur, psychologue, médecin, directeur d’école, psychiatre, représentant des parents d’élèves, parents eux-mêmes, assistante sociale, etc., vont tous se pencher sur le cas d’Al Martin.
Envoyer des mômes en Ses est une décision grave et la dame nous a assuré qu’elle n’était pas du tout prise à la légère. « Dès la maternelle, le cours préparatoire ou le cours élémentaire, on commence à les remarquer, et puis ensuite il y a une commission qui se réunit et qui statue sur les élèves de primaire. Ce sont des filières. On retrouve des dynasties. » Ces dynasties sont celles des rois maudits, des Martin de la zone, de tous les frangins et de toutes les frangines d’une même famille. « On se rend compte que l’école reproduit des inégalités. Les enfants, dont les parents ne s’occupent pas, n’échappent pas à ces filières spécialisées. »
Les élèves en Ses ont 2 ans d’enseignement général. Ensuite une formation professionnelle qui peut les mener à l’obtention d’un Cap… « Mais il ne faut pas se faire d’illusions. Nous avons des élèves qui commencent à apprendre à lire à 10-11-12 ans, ils ne récupéreront jamais un niveau normal. »
S’ils sont présentés à ces examens, au Cap par exemple, c’est surtout pour leur apprendre à en passer car « c’est déjà se présenter à une épreuve, ce qui est traumatisant pour tout le monde et encore plus pour nos élèves qui ont vécu des échecs et à qui on a bien dit et répété qu’ils étaient débiles. »

Peut-on sortir d’une Ses ?

Cette directrice, dans sa pratique, remet en question les supposés stades de développement chers à Piaget car elle a constaté que dans la plupart des cas, il s’agit de blocages affectifs, donc d’inhibitions, qui peuvent être levées. Elle répète aussi à ses élèves que la vie est surtout en dehors de l’école et qu’un échec dans celle-ci n’est pas nécessairement suivi d’échecs toujours et partout. « Déjà quand on leur dit ça ils respirent mieux. » De plus, elle est pour la suppression pure et simple des Ses car « mettre des gens à part c’est contre-nature ».
Elle travaille beaucoup avec les Cmpp et elle a constaté qu’y inscrire un enfant était surtout difficile pour les parents. « On y va pour l’enfant mais c’est souvent l’échec de la vie des parents qu’on déballe et ça fait mal. » Travailler avec les familles est chez elle un leitmotiv. Autre leitmotiv : l’instituteur dépassé « et ceci surtout depuis que le recrutement dans les années soixante s’est ouvert à des bacheliers, gens provenant d’un milieu différent de celui des enfants dont ils auront à s’occuper ». Mais le problème des problèmes n’est-il pas qu’une fois rentré dans une Ses, un élève ne puisse plus en sortir ?
« Normalement on devrait réexaminer à la fin de la 5e tous les dossiers mais bien souvent les enfants ont à récupérer par rapport à l’échec, à reprendre confiance en eux et quelquefois tout simplement à se socialiser. On n’apprend pas à lire à l’école primaire. C’est extraordinaire. Autrefois, il y avait 4 élèves qui n’apprenaient pas à lire sur 30, aujourd’hui qu’on a des classes avec moins d’élèves, il y a toujours 4 élèves qui n’apprennent pas à lire. Les faire sortir de la Ses c’est difficile parce qu’on ne sait pas ce qui les attend ailleurs. On se rend compte que les élèves qui sont passés par les Ses s’intègrent mieux ensuite dans le monde du travail lorsqu’ils ont pris confiance en eux. Ici on les mène à trois ans de formation professionnelle voire quatre ans pour ceux qui sont encore un peu fragiles et on arrive à leur trouver des lieux de stages. N’oubliez pas qu’aujourd’hui le tunnel d’insertion, c’est-à-dire la durée entre l’obtention du Cap et le premier emploi, est de trois ans et deux mois. »

L’assisté social…

Dans la salle d’attente du lycée j’étais avec un adolescent mort de trouille, qui lui aussi avait rendez-vous. Prenant son courage à deux mains, il a fini par me poser la question : « Qu’est-ce que c’est une assistante sociale ? » Que lui répondre ? Que c’est une femme confrontée à une dure réalité, qu’elle travaille avec les enseignants, les conseillers d’éducation et le personnel administratif et que sa fonction est de les sécuriser, d’écouter ce qu’ils ne veulent pas entendre, d’être le dernier bastion de social dans une usine à reproduire du consensus, des battants et des battus ?
Celle qui m’a reçu exerce dans un collège et dans un lycée. « Parlons d’un de mes cas actuels, une lycéenne, elle n’accroche pas sur le plan scolarité, elle vient d’avoir une Ivg, elle ne tient pas debout, elle n’a pas encore ses fournitures scolaires alors que nous sommes rentrés depuis trois mois. Mon travail consiste à prévenir les enseignants, les sensibiliser à la fragilité de cette adolescente, au moment critique qu’elle traverse, à trouver pour elle une solution en foyer avec l’équipe de secteur qui peut appuyer avec moi les demandes de prise en charge : Dass, Etat, aides diverses, Secours catholique, Etudiants d’outre-mer, voir avec le service des bourses pour obtenir une augmentation de sa bourse, voir le Fonds d’aide de solidarité de l’établissement pour qu’elle puisse déjeuner à la cantine parce qu’elle est en rupture complète avec la famille.» Le conseiller d’éducation peut aussi m’aider par rapport à l’équipe enseignante. S’il y a des absences, des retards, il peut expliquer pourquoi. Je viens d’avoir un entretien pour cette élève avec le proviseur puisque c’est lui le président de la caisse de solidarité. Je dois expliquer le cas de l’élève en restant dans la discrétion, en traduisant, sans entrer dans l’explication précise de certains éléments. Je suis tenue au secret professionnel. Cette adolescente relève d’une orientation en psychothérapie. Elle est complètement effondrée. Mon travail consiste à décider un adolescent à aller vers un psychothérapeute. »
Cette assistante sociale pense que puisqu’il n’y a pas de vrai travail d’ensemble au niveau de la maternelle et au niveau du primaire, on ne peut pas parler de prévention. Au collège, c’est déjà trop tard.
« Les difficultés se sont installées, transformées, elles ont entraîné des troubles d’ordre psychologique. Il y a une diminution ces dernières années de la qualité, des réductions de personnel, des partants qui n’ont pas été remplacés. Ce sont des choix politiques. Parfois, je ne rentre chez moi qu’à 19 h 30. Personne ne travaille plus comme ça. Il faut avoir la vocation… C’est une aberration. On parle tellement de l’enfant, des droits de l’enfant, on est en pleine contradiction. Autrefois nous étions aussi dans le primaire. On était plus avec les médecins. Maintenant, chacun ayant trop de travail, il y a un cloisonnement et pas de concertation. »
La tonalité générale de ces entretiens fut celle d’un désespoir pudique. La non intégration des jeunes Maghrébins, les ravages pressentis de la toxicomanie, la reproduction des inégalités, les choix productivistes de l’Education nationale et l’un de ses corollaires — la négation du corps —, la violence des rapports humains dans les grandes banlieues prêtent peu à rire.
Chacun de ceux que nous avons vus essaie avec les moyens dont il dispose d’y remédier mais aucun ne croit que sans une action globale cet état de choses pourra changer.

Noir c’est noir.

Tous les enjeux sociaux imaginables se retrouvent dans cette problématique. Sur 10 enfants qui rentrent à l’école, 3 passeront les épreuves du baccalauréat. Est-ce à dire que les autres iront jouer aux billes dans le tunnel d’insertion ? Pas du tout. Ils se sentiront des ratés et n’auront ni le jeu ni la gratification symbolique qu’on offre aux classes montantes. L’insatisfaction s’installe, demeure, enveloppe. Un système désabusé stresse les gosses qui lui sont confiés, se venge de sa tristesse sur eux, assure le triomphe posthume du redoutable Pavlov. Le stakhanovisme n’est pas l’apanage des lénino-staliniens. C’est la paille et la poutre, struggle for life et habile renvoi de l’échec à celui qui le subit.
Encore et toujours
C’est de sa faute ! C’est lui qui doit éduquer ses parents, raisonner ses maîtres, s’adapter aux lois du marché du travail. Il y a dans ce pays 2 500 000 chômeurs qui sont censés penser qu’ils ont fauté !!! Mea culpa ! Pendant que les gens de terrain sont quasiment obligés de se convertir au bouddhisme pour échapper à la déprime, ceux qui les gouvernent flattent les esclaves salariés : « Cols bleus, cols blancs, personne ne vous exploite, vous êtes l’élite de la nation. La preuve ? Vous avez un emploi et vous pouvez donc payer des leçons particulières à vos rejetons. »
II y a un domaine où le pire est à venir : les étrangers vont se heurter de plus en plus à la mesquine sclérose d’une Europe peu prête à renoncer aux délices de la consommation gadgétisé. La ville de Nice est la préfiguration de ce qui nous guette : des vieux tout proprets, des caniches et une horde de junkies hagards rôdant autour d’à peine plus faibles qu’eux pour arracher de-ci, de-là un sac à main.
Tapons sur le clou. L’école est mal prise. L’idéologie dominante exerce une énorme pression sur la masse des citoyens consommateurs : chacun est responsable de sa vie. Ok. Pourquoi pas ? Les héritiers héritent et les autres, accoudés au comptoir, racontent pour la millième fois qu’ils se sont faits tout seuls, eux-mêmes, sans l’aide de personne, etc. Bon, bon, d’accord mais les enfants peuvent-ils, malgré leurs pseudo droits et la possibilité d’ouvrir un compte en banque, faire autre chose que subir les programmes et les mœurs qu’on leur impose ?

Enfant d’abord, n°139, mars 1990.

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