Guerre au (cinéma) mondain

Texte Laurent Bruel et Rudolf di Stefano, Dojo Cinéma, le 2 juillet 2005

Séminaire 2, à l’occasion de La Guerre des Mondes de Steven Spielberg

1. Le cinéma mondain c’est quoi? C’est le grand cinéma, c’est l’art du grand frisson. C’est les grandes émotions, les faciles et les complexes, les profondes et les superficielles, les belles et les moches. C’est le cinéma à sensation(s).

2. Le cinéma mondain c’est le cinéma des grands, celui qui ne croit pas aux petits, qui ne croit pas aux gens. Qui ne croit pas, en l’occurrence, que les gens pensent, que les gens puissent se constituer autrement qu’en troupeau (de moutons culturels ou de porcs consommateurs, c’est selon). Celui qui ne croit pas que les gens puissent se constituer en un véritable public. Le cinéma mondain prend les gens pour des idiots.

3. Le cinéma mondain c’est le cinéma des gros. C’est celui qui rapporte (aux) gros. Qui rapporte soit à ceux qui ont déjà de la thune (proxénétisme) soit à ceux qui savent comment s’en procurer (prostitution). Le cinéma mondain est si gros qu’il prend toute la place, qu’il occupe tout le terrain, le champ et le contrechamp. C’est ainsi que le cinéma mondain est indifféremment commercial (hégémonie des « majors ») ou subventionné (exception cul…). Les majors et le cul étant fait pour se rencontrer, peu importe que les uns baisent l’autre: ce sont les deux qui jouissent. Le cinéma mondain c’est le cinéma de la jouissance.

4. Le cinéma mondain subventionné est un cinéma qui parfois ne rapporte pas d’argent. Ce n’est pas une mauvaise gagneuse pour autant. Son souteneur, qui est alors l’État, est content: ou bien son investissement profite tout de suite aux idées dominantes, ou bien il profite à plus ou moins long terme aux idées qui rapporteront demain. Le cinéma mondain se dit dans ce cas « cinéma subversif » ou « cinéma alternatif ».

5. Le cinéma mondain c’est le cinéma qui raconte des histoires. Celui qui, à défaut de ne jamais connaître, à défaut de ne jamais faire l’Histoire, de ne jamais rencontrer la vraie, la petite, la pauvre Histoire, se la raconte. Le cinéma mondain se la raconte, et pire encore: se la raconte toujours de la même façon. Avec le cinéma mondain, c’est toujours la même histoire.

6. Le cinéma mondain fait des histoires. Il fait des embrouilles, il brouille, il obscurcit. Le cinéma mondain est (du côté) obscur.

7. Le cinéma mondain c’est le cinéma du rêve, c’est l’usine à rêve. C’est l’usine où on croit que le cinéma imite les rêves et que les rêves imitent la vie. Alors que c’est l’inverse. Le cinéma mondain c’est l’usine, c’est le cinéma où on produit des films, des rêves, des vies, de longs rubans avec un début et une fin. Des vies pleines de sens, des rubans cousus de fil blanc, des films sans trous, des rêves sans vide. Alors que c’est l’inverse. Exactement l’inverse. Alors que Godard dit que la vie c’est fait «de trous, de trucs qui vont très vite et très doucement.» Alors que Godard fait des films. Mais l’usine, mais le cinéma, l’usine comme le cinéma ont oublié que l’histoire des gens n’est pas durable et répétitive, mais bien rare et séquentielle.

8. Le cinéma mondain c’est le cinéma qui a peur de la mort.

9. C’est pourquoi le cinéma mondain ne connaît rien à la vie. Et c’est pourquoi il se la joue. C’est pourquoi il ne peut que se la jouer. Le cinéma mondain se la raconte et il se la joue. Et pour se la raconter, il fabrique des stars. Et pour se la jouer, il produit des comédiens. Et les comédiens jouent à l’humanité, aux sentiments, à la profondeur. Ils se la jouent grave. Ils répètent, ils rapportent. Et les stars et les comédiens sont des rapporteurs, des bons rapporteurs, des bonnes gagneuses. Ils rapportent, ils ramènent au pied. Les comédiens sont de bons chiens. Ils ramènent ce dont on voulait se débarrasser. Ils répètent ce qu’on savait déjà et dont on ne voulait plus. Pas de nouveauté, pas d’invention. Le cinéma mondain considère que l’homme est fait pour ce qu’il vit, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce cinéma-là dit et rapporte et répète que l’homme est fait pour cette vie de chiotte.

10. Le cinéma mondain c’est le cinéma qui ignore ce qu’est un public, c’est le cinéma qui ignore le public. C’est le cinéma qui ignore que le public c’est celui qui n’est pas déjà là, celui qui ne se compte pas, celui qui ne rentre pas dans les statistiques, celui qui ne s’explique pas. Que le public ne s’explique pas par la grande histoire, par les grandes (man)œuvres, ne s’explique pas par les catégories sociales ni par les particularismes culturels.

11. Le cinéma mondain c’est le cinéma pour la bonne bouche. C’est le cinéma où on entre par la grande porte, par le palais, l’or et le velours. Le cinéma mondain c’est ce cinéma où on reste deux heures et demie assis dans le velours, puis où on est foutu dehors. C’est le cinéma d’où on est éjecté, refoulé, le cinéma où on est poussé dehors par des couloirs obscurs, refoulé vers des issues de secours, vers les poubelles. Vers l’arrière, par le cul. Le cinéma mondain est une bouche et un cul. Une bouche qui ne sait que mâcher et un cul que pousser. Le cinéma mondain est une bouche, un cul et un ventre. Et c’est le public que le cinéma mondain bouffe et chie.

12. Depuis toujours, le cinéma mondain fait mine de ne pas savoir ce que tout cela veut dire. Il fait mine d’ignorer, il tâche de digérer ce qui se manifeste hors de lui, comme il ignore et comme il digère les gens. Il existe pourtant, depuis que le cinéma existe, un autre cinéma que le cinéma mondain. Un cinéma qui par sa faiblesse, son manque de force excédentaire, sa pauvreté même, fait effort avec rigueur. Un cinéma qui fait rigoureusement l’effort de ne pas faire histoire, de ne pas raconter d’histoires, d’être le vrai cinéma des gens, le cinéma d’un public. Ce cinéma aussi a à voir avec les rêves et la vie, mais c’est parce que les rêves et la vie l’imitent. Ce cinéma est: populaire.

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