Entretien avec Margarida Cordeiro et António Reis

Par Yann Lardeau, 1983

Il a fallu six ans à Antonio Reis et Margarida Cordeiro pour construire et recueillir mentalement les images d’Ana, pour les réaliser en un film. Tras-os-Montes, Ana sont en réalité l’œuvre d’une vie, dans la mesure où toute l’expérience de celle-ci vient s’y résumer, y œuvre et y culminer, une expérience créatrice solitaire et, sans filiation, entièrement liée à un territoire, un pays – une création insulaire. Si aujourd’hui un couple de cinéastes comme Margarida Cordeiro et Antonio Reis nous importe particulièrement, aux Cahiers, c’est qu’à l’heure où l’industrie semble opter unanimement pour le retour aux films de série, tous maintiennent à un très haut degré l’exigence d’une création artistique, d’une production d’une langue singulière, exigence incontestablement héritée de la grande tradition de la peinture et des arts de la Renaissance et qu’on ne retrouve guère dans l’industrie du film que chez les Straub ou Bresson. C’est qu’ils sont sans doute les derniers à porter cette histoire, à en témoigner de façon vivante.
L’interview qui suit a été réalisé en février à Berlin, après la projection d’Ana au Forum. Plus que d’un entretien, il s’est très vite agi d’une conversation où Margarida Cordeiro et Antonio Reis se répondaient, se faisaient écho l’un à l’autre.

Y. L.

Cahiers. Il n’est pas facile de parler de votre film dans la mesure où ce n’est pas un film narratif, ni un documentaire et qu’il n’y a pas tellement de films dans l’histoire du cinéma dont on puisse le rapprocher, sinon des films singuliers, sans descendance, commeEnthousiasme de Vertov, Le Pré de Besjine, qui n’existe pas, ou Taboude Murnau. C’est un film sur un territoire déterminé, le Tras-os-Montes, et un regard intérieur à ce territoire. Le plus simple est peut-être de commencer par la façon dont concrètement le film s’est fait, comment vous avez choisi les acteurs, les costumes, les lieux, comment ont été faits les repérages pour le choix des paysages, de la lumière et des couleurs.

Margarida Cordeiro. Je ne peux pas répondre à votre question. Je peux seulement dire que nous avons abouti à ces résultats, mais le moment de choisir, le moment de travailler, je ne me le rappelle plus. Ça a été un peu difficile, parfois un peu orageux et parfois calme – mais je ne me rappelle plus ce temps-là. Les résultats sont proches de ce que nous rêvions de faire, mais parfois, souvent, nous restons très loin de ce que nous voulions faire.

Antonio Reis. Très loin, je ne pense pas dans le sens esthétique… Mais il y a des choses que nous attendions. Il y a eu des problèmes et nous arrivons à d’autres choses aussi importantes, aussi intenses que celles qui étaient prévues. Et jamais nous n’avons tenté de colmater quelque faute que ce soit. Nous sommes terriblement exigeants. Ce qui nous a surpris, c’est que parfois les choses s’étaient transformées, on trouvait autre chose d’aussi intense que ce que nous attendions et qui pouvait pleinement commuter. Et pour nous c’était fantastique, parce que c’était la vie des formes, un mouvement spirituel trop plein et trop profond. Jamais nous n’avons été aveugles, mais jamais nous ne nous sommes sentis programmatiques.

M. Cordeiro. Nous étions guidés par ce que nous faisions.

A. Reis. C’était terriblement pénible parce qu’on tournait des choses nouvelles, intenses, que nous avions vécues, qui devaient avoir une fonction d’articulation, de construction, dans le film entre la somme que nous avions déjà tournée et peut-être d’autres que nous savions bien que nous pouvions tourner encore. Alors, une espèce de montage réel devait être trouvé sur place, mettant en relations toutes les dimensions : affectives, chromatiques, temporelles, spatiales, etc. C’est en effet difficile de trouver les mots pour résumer, expliquer le cinéma et les moments créateurs que nous avons vécus. Oui, nous avons des séquences pleinement développées, mais elles sont intégrées en fonction du sujet. Elles étaient tellement riches qu’au moment de tourner, nous reconstruisions de nouveau. Le découpage est pour nous comme un plan d’architecture a priori qui doit être assujetti à des moments de création.

Cahiers. Il y a des équivalences, des analogies, voire une progression, qui sont posées à l’intérieur des plans. Le feu rouge que nous voyons à l’intérieur de la maison, après nous le voyons décliné, en piments, une grande tache dans le paysage, dans les fraises que mangent les villageois à la sortie de l’église, dans les draps couverts de sang. Il y a ainsi une progression très serrée des couleurs, notamment du rouge.

A. Reis. Tu as mis le doigt sur quelque chose de très important pour nous. Les ellipses dans le film, sont construites avec de simples couleurs complémentaires à l’intérieur des plans, de celui qui commence ou de celui d’avant. Ou alors par des bonds extraordinaires dans l’espace. Et si la lumière est universelle, elle introduit parfois un mouvement elliptique. Tu sais que tu es au printemps, en été, ou en hiver par la lumière que tu trouves. Au sujet des décors et de la lumière, nous aimons bien les arts plastiques, mais nous les considérons comme nos ennemis dans le cinéma. Il faut que ces éléments soient reliés par un cordon ombilical à la peinture. Parce que je pense que le cinéma techniquement ne représente pas une démarche différente de ce qui se faisait avant en peinture, par exemple. Ce qui serait absurde quand même, c’est que la peinture vienne chercher les couleurs du cinéma. Il y a quand même une famille en ce qui concerne la figuration des couleurs, mais nos images ne sont pas plastiques, picturales, parce que nous pensons au sujet de la peinture, des arts plastiques, que, de même que les sciences sociales interpellent l’usine, elles sont nos ennemies. Nous les aimons bien, nous les intégrons quand même dans nos films, mais comme d’autres matériaux et sans nous assujettir à leur expression.

Cahiers. Le monde moderne est complètement absent de Ana. Ses traits ne se sont pas imposés au paysage. Les gens ne se parlent jamais à l’intérieur de la même classe d’âge, c’est toujours une génération qui s’adresse à l’autre, et en général, des grands vers les petits, Ana avec sa petite fille.

M. Cordeiro. C’est une réalité moderne parce qu’il y a peu de gens à présent dans le Tras-os-Montes, et beaucoup de vieux.

A. Reis. Nous pouvons parler presque d’une espèce de dépôt géologique à propos des habitants du Tras-os-Montes. Quand nous fait ça, c’est pour une richesse des types. Les différences d’âges sont comme des sédiments de géologie. C’est une espèce de coupe dans la géologie d’un terrain social. C’est trop violent. Pas une information, mais une expression. Les choses sont doucement marquées par les modulations saisonnières. Il n’y a pas tellement de gens. L’immigration a en effet redéfini la densité des âges. Mais cela subsiste comme si tu faisais une coupe dans un terrain. C’est une richesse fantastique. En même temps c’est un désert. Nous avons porté à l’extrême la mise en scène parce que nous connaissons bien la vie sociale là-bas. Il y a une séquence où ce que nous venons de dire est poussé à l’extrême. Je te rappelle la scène où on sort de l’Eglise. C’est dimanche. Les hommes mangent des fraises. Il y a trois générations dans le plan, assises ou situées dans l’espace, dans une composition qui n’est pas artificielle. Ils voient pour nous. Mais que voient-ils ? Je pense que ce plan-là est très significatif. Dans l’éclipse nous dénions le soleil. Le soleil, un jour fait une sorte d’éclipse, parce qu’il disparaît. Et il y avait en contrepoint de cela l’éclipse que la grand-mère racontait, en créant une légende, en recourant à la mémoire de la petite. Et nous désirions des conditions exceptionnelles pour ce plan-là dont le repérage nous a posé beaucoup de problèmes. Pendant trois jours nous avons eu tout le matériel monté pour prendre cette vue panoramique avec cette lumière-là, très limpide, très nette parce qu’elle allait justement parler de l’éclipse à midi. Pendant trois jours nous sommes restés là-haut avec le matériel et toute l’équipe, et le personnage. Nous avons filmé quelques nuages dans le ciel, c’était joli, mais nous trouvions que ce n’était pas du tout l’esprit de la scène, malgré ce que disait l’opérateur. Pendant trois jours… C’est seulement au bout de trois jours, avec un froid terrible, que nous avons réussi à trouver ce que nous désirions en effet.

M. Cordeiro. Tu oublies que dans les mois précédents, nous avions déjà tenté de tourner cette scène.

A. Reis. Quelques mois auparavant, nous n’avions pas réussi à tourner ce plan. Nous sommes donc revenus. Selon les opérateurs nous devions tourner quand même, et nous, nous disions : «Non ! Non !». Quand la vieille femme parle de l’éclipse, c’est extraordinaire, c’est exceptionnel alors, parce qu’il y a une dialectique très violente. Jamais nous n’avons cédé sur ce point. En opérant, comme nous le faisons, cela entraîne inévitablement des frais très pénibles. Comme de stopper trois jours pour attendre une image sans rien tourner.
Ce n’est pas pour parler de nous-mêmes, mais juste pour donner une idée. Nous avons supporté toute l’organisation. J’ai assumé moi-même plus de 50% de la production. Je gardais tous les vêtements dans notre chambre parce qu’il nous fallait être infaillibles : dans la montagne, nous ne pouvions nous permettre d’oublier quoi que ce soit. Nous avons eu de l’Institut portugais seulement 12 300 contos. C’est très peu. Un tiers de ce qu’ils donnent actuellement à un film. Et la fondation Gulbenkian nous a donné 1 500 contos. 14 500 contos pour un film de deux heures tourné à la montagne pendant trois saisons, avec des interruptions et l’inflation, je crois que c’est un film gratis. Avec des interprètes professionnels, tu imagines combien ce serait pour payer la grand-mère Ana ? Elle n’a pas touché un sou. Nous avons payé les techniciens au prix professionnel évidemment. Mais les acteurs n’ont rien touché. Et ce que nous avons touché personnellement nous l’avons mangé dans l’investissement de cinq années de travail.
Tous ce que nous gagnons, nous le dépensons pour étudier. Etudier, pour nous, c’est vivre aussi. Pour des Anglais ou des Américains, ce fil est incompréhensible. Tout ce que tu vois, les tissus, les vêtements, tout cela a été recherché, pensé et acheté par Margarida. Margarida a recherché les figurants. Tout cela a été fait sans argent. Nous n’avons rien touché pour faire le décor. C’est un travail qui habituellement se paie très bien. Mais pour la pellicule, nous en avons usé à volonté. Jamais nous n’avons tourné peu à cause de la production. Le film a cent-vingt-cinq plans. Toutefois, pour les plans de nuit trop compliqués, nous faisions six ou sept prises. Nous faisons d’habitude deux prises par sécurité.

Cahiers. Pour l’équipe, vous aviez donc… une équipe très réduite?

A. Reis. Un caméraman, un assistant et un preneur de son, un garçon qui donnait des coups de main çà et là. Nous avions cet énorme avantage que Margarida pouvait faire un contrôle rigoureux de la composition des plans. C’est la première fois que nous en avions la possibilité. Il était possible dans le cadrage de la caméra, d’être comme avec un microscope – moi avec les yeux, Margarida là-bas. Alors, tout de suite, nous échangions des impressions au sujet de ce que nous ressentions, de l’effet d’un plan. Nous avons heureusement une connivence terrible. Nous ne pouvions pas voir les rushes là-bas. Nous ne les voyions que quinze jours après. Nous n’avions ni script, ni photographe de scène. Nous faisions toutes ces choses par nous-mêmes. Je ne dis pas cela par mégalomanie.

M. Cordeiro. Au contraire, c’était la misère.

A. Reis. C’est la misère. Ce sont des conditions de travail qu’il faut accepter. Jamais il ne faut céder, accepter de faire du pain avec du sable. Même si le film est stoppé, mieux vaut un film stoppé.
Nous avons tourné pendant soixante-dix jours. Nous avons fait nos repérages pendant les vacances. Nous avons un background au sujet des formes, au sujet des événements qui nous a beaucoup aidés, qui nous a permis d’avancer beaucoup en ayant un peu de temps et des conditions mauvaises pour le tournage. Margarida a une mémoire très précieuse. D’autres cinéastes qui vont là-bas risquent sérieusement d’échouer parce qu’ils n’ont pas notre background. Ils risquent de se comporter un peu comme de mauvais anthropologues : ils arrivent, ils tournent, ils rentrent. Quand nous sommes là-bas à travailler, nous ne naviguons pas, nous ne tergiversons pas, Margarida et moi. Margarida est née là-bas et je connais la province depuis trente ans. C’est comme si j’étais né là-bas.

Cahiers. C’est un projet que vous portez en vous depuis plusieurs années. Le tournage concrétise toute une période de recherche. Par rapport à la conception du film, il doit représenter un temps très minime.

A. Reis. On nous considère comme maniaques et lents. Mais en fait nous sommes très incisifs et très rapides en créant. Comme nous avons des sensibilités complémentaires, nous agissons comme une seule personne. Mais nous travaillons à deux quand même. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver, ni ce que nous voulons dans le sens positif. Mais nous avons quand même une assurance, nous sommes sûrs de nous au moment du tournage ce qui fait que nous sommes très rapides. Nous pouvons avoir des hésitations au sujet des formes, jamais au niveau de l’équipe.

M. Cordeiro. Nous ne sommes pas rationnels dans le travail. Nous sommes trop, très sensitifs. Nous travaillons avec notre sensibilité. Nous étions contraints de travailler vite parce que nous avions un budget très faible.

A. Reis. Il y avait des jours où nous faisions 500 km pour faire seulement un plan. Le plan de la prairie, tu te rappelles, ce jour-là, nous avons dû faire 600 Km. Pendant ce film, nous avons fait près de 80 000 km.

M. Cordeiro. Le Tras-os-Montes est une grande province !

A. Reis. Bon, par exemple, il y a le renard. Nous l’avons recueilli petit pour que la petite se familiarise avec pendant quatre ou cinq mois. Les canards, tu vois, on avait ramené trois œufs, cinq, six œufs du village, moi et mon camarade, on les avait mis dans une couveuse, j’étais à Lisbonne, et un jour l’électricité a été coupée au nord, et les œufs, pfff… j’ai fait à nouveaux deux mille kilomètres avec mon copain pour acheter deux petits canards de la même mère. Nous savions que ce jour-là, il sortirait trois, quatre ou cinq canards etc., à donner à un berger de canards pour les préparer à faire ce que nous voulions. Et plan le plus compliqué, ça a été quand la grand-mère vient à la fenêtre à la fin du film, comme au commencement. Ce plan a été fait à la première prise.

M. Cordeiro. C’était une histoire de famille. La fille a vécu cette scène-là. Elle a été un peu choquée aussi.

Cahiers. Comment vous répartissez-vous le travail ? Quelle est la part de chacun, et cette part est-elle visible dans le produit final ?

M. Cordeiro. Il n’y a pas de leaderships, je crois que nous partons de lieux dissemblables. Parfois. Mais quand nous arrivons au tournage, nous nous sommes déjà entendus. Dans le travail, nous ne divergeons jamais.
Nous débattons beaucoup, nous parlons. Mais au filmage, nous sommes déjà réconciliés – quand il y a des positions très divergentes.

A. Reis. Quand il y a des petits écarts sans conséquence, nous avons assez conscience de l’activité de création de l’un et de l’autre pour ne pas donner raison à notre point de vue.

M. Cordeiro. Nous sommes très différents. Antonio dit que nous avons des personnalités très différents, très complémentaires. Lorsque nous travaillons, c’est comme si nous formions un seul et même individu. Mais nos sensibilités sont très différents.

A. Reis. Il y a une antinomie qui nous défini bien. C’est ce que nous avons l’habitude de dire au Portugal quand nous disons : «Ce qui en moi sent pense». Je pense que Margarida et moi-même, ce que nous sentons, nous le pensons, ce que nous pensons, nous le sentons.

M. Cordeiro. Nous avons fait deux films, je pense que s’il y a un troisième film, les conditions seront les mêmes que dans ces deux films. Heureusement parce que je ne travaillerais pas seule. Moi, je ne serais pas capable. Nous poursuivons le même but, la traduction des mêmes émotions, de la même mémoire, et donc nous travaillons ensemble.

A. Reis. Ça se maintient jusqu’à l’étalonnage. Le film se poursuit pendant le montage avec cette complicité. Parfois, je pense à ce qui se passe, je pense que d’autres cinéastes travaillent ensemble, je ne sais pas comment Jean-Marie Straub et Danièle Huillet travaillent ensemble. Mais je pense que dans un sens, c’est une création collective qui se réunifie. Si on peut parler d’auteurs collectifs, c’est dans ce sens où ils deviennent un pour une collectivité.

M. Cordeiro. Je crois que c’est plus fort quand on est deux.

A. Reis. Et quand tu vois nos films, tu ne peux pas dire, cela c’est Margarida, cela c’est Antonio Reis, ceci est masculin et cela est féminin. La synthèse s’est effectuée là-bas.

Cahiers. Il y a beaucoup d’enfants dans le film. Je songe notamment à cette scène où nous voyons un petit garçon jouer avec un prisme et projeter la lumière sur le mur, comme si c’était un écran de cinéma. Ou à cet autre plan où nous le voyons rechercher une image, un reflet dans le mercure. Comme si cela désignait une position privilégiée du spectateur, un regard privilégié de l’histoire d’Ana qui serait celui de l’enfance.

M. Cordeiro. Je ne crois pas. Ces scènes-là ont aussi d’autres significations. Ce sont des jeux d’enfants, simplement. Un spectateur privilégié peut rencontrer d’autres significations, avec le cinéma, et même avec la lumière tout court. Mais je crois que ces scènes-là valent seulement pour ce qu’elles valent. Ce sont des fragments de temps, des moments de l’enfance, je crois, avant tout.

A. Reis. C’est aussi, je crois, un développement de l’imaginaire populaire. Parce que l’enfance, dans une certaine période historique, s’amusait ou s’enchantait avec des choses végétales et extrayait de cela une poétique particulière. Et nous-mêmes nous avons la même fascination pour d’autres objets qui sont tout autant magiques. Nous trouvons étonnant que les enfants s’amusent par exemple en voyant un éclat de lumière dans l’eau.

M. Cordeiro. Dans les maisons obscures avec un rayon de lumière, c’est la même chose.

A. Reis. Nous croyons que ces enfants qui découvrent le monde comme un arbre se développe, peuvent avoir le même étonnement avec une substance nouvelle, comme le mercure par exemple, ou un prisme qui décompose la lumière du soleil. Mais ces éléments ont toujours une existence indépendante par eux-mêmes dans le film. Parce que justement dans cette scène le père coupe une vitre avec un diamant. Il y a des oppositions aussi des matières : de la laine, de la soie, du mercure, du lait, de la lumière extérieure…

M. Cordeiro. Tout ça c’est voulu par nous.

A. Reis. …et de la lumière intérieure. Même dans la scène du prisme, il y a un écran de cinéma. Mais il y a un tableau dans le noir. La lumière finale sera celle que le père fait entrer en ouvrant la fenêtre. Or, il y a une dialectique des lumières. Celle de la lumière physique, celle de la lumière des lycées, quand cette lumière-là est imposée au petit qui doit apprendre. Là-bas, non, il y a un vécu, un phénomène poétique. En entendant parler de la Mésopotamie, les enfants s’enchantent avec une histoire lointaine – qui pour nous a été imposée, mais là-bas, non. Il y a une tradition qui se continue dans un bon sens. Le progrès dans un bon sens fait qu’un ouvrier peut s’émerveiller devant une forme qu’il ne comprend pas, un tracteur, comme il s’émerveille devant un cheval alors qu’en réalité il ne peut pas s’émerveiller, que c’est impossible parce qu’il doit payer les dettes à la banque. Les enfants ont de la chance de n’avoir rien à payer.
Ils préfèrent que les parents s’en chargent. C’est si beau de n’avoir qu’à s’amuser de la terre dans un premier temps de vie à la campagne. Mais Margarida a raison, ces scènes ne valent que pour ce qu’elles valent.

M. Cordeiro. Je crois que nous donnons des images littérales, des images d’une vision immédiate et suffisante. Ensuite le spectateur donne ce qu’il a en lui.

Cahiers. Il n’y a pas de continuité d’une scène à l’autre, pas d’action pleinement développée. Ce sont davantage des fragments, de moments. En même temps chacun d’eux est plein, entier. Il me semble que ce type d’émotion est plus spécifique d’un enfant que d’un adulte, que ces images appartiennent davantage au temps de la mémoire, qu’au présent ou au passé, que c’est cela le cinéma et que la continuité narrative relève du scénario, est un effet dérivé de la littérature.

M. Cordeiro. Cela aussi nous l’avons voulu. il y a continuité, il y a plusieurs continuités dont Antonio a déjà parlé, des formes, des couleurs, des étoffes. Mais il n’y a pas de continuité narrative classique.

A. Reis. Nous désirons toutes ces choses. Tu sais bien que c’est une libération du cinéma dans ce sens-là. Il y a des chefs-d’œuvre narratifs, mais toujours avec autre chose quand même.

M. Cordeiro. Les choses ne sont jamais situées au niveau des événements.

A. Reis. Il n’y a pas de psychologie dans le film. Il n’y a pas de symbolisme. Tout ce qui est dans le cadre, forme une texture. Si on considère une narration comme un tissu, alors notre film est narratif. Si on considère qu’il y a narration quand il y a une histoire entre des personnes, alors notre film n’est pas narratif. Encore que nous ayons des séquences narratives. Evidemment pour la construction de la séquence finale, nous avons retenu un registre dramatique parce qu’un arbre comme Ana ne peut pas tomber comme ça.
Effectivement le film ne raconte que des choses succinctes. Dans ce sens-là, les couleurs, les arbres, la lumière, le temps du film, la durée sont des éléments narratifs comme ce que font les gens, leurs attitudes.

M. Cordeiro. Dans la vie réelle, je crois aussi que les événements ne s’impliquent pas linéairement, ne se produisent pas linéairement. Je crois qu’ils se chevauchent. Pour moi, c’est ainsi, et, pour simplifier, on résume une ligne parmi d’autres, et je crois que le cinéma a à voir avec la manière dont nous regardons la vie.

A. Reis. Evidemment nous sommes dans un monde microcosmique. Les hommes, les femmes, etc. Mais, personnellement, Margarida et moi-même, nous essayons une dialectique entre le microcosmique et le macrocosmique dans le cinéma. C’est toujours comme ça.

M. Cordeiro. C’est toujours un moyen d’investigation, de compréhension pour nous. Pourquoi les choses sont-elles comme ça ? Pourquoi les choses dans l’enfance nous sont-elles arrivées comme ça ? Il y a beaucoup de questions que toi et moi nous avons rencontrées dans notre enfance et que nous avons cherchées jusqu’ici. Le cinéma, c’est un moyen de comprendre pour nous deux. Le film, c’est un résultat que d’autres personnes peuvent voir, peuvent aimer ou ne pas aimer. C’est secondaire pour moi.

Cahiers. Le cinéma est donc une méthode de déchiffrement du monde et de soi ?

M. Cordeiro. Je crois que si nous faisons beaucoup plus de films, nous poursuivrons dans cette voie.

A. Reis. J’ai pensé que nous avons une espèce de trauma de la beauté.

M. Cordeiro. Pas de la beauté : des choses intenses qui nous ont touchées.

A. Reis. C’est quand même un trauma. Le plan apparemment le plus calme, c’est parfois le plus angoissant à tourner parce qu’il n’a pas de défense et le donner pour nous, c’est une responsabilité terrible.
C’est terrible d’être là-bas avec la caméra à ce moment, parce qu’il n’y a pas les défenses habituelles vis-à-vis des spectateurs. Et toutefois, nous désirons quand le spectateur voit ce plan, qu’il soit si important… C’est difficile à expliquer. Nous cherchons, même maintenant en parlant. Avec notre film, encore, nous apprenons beaucoup, Margarida et moi. Et comme à la dixième vision, nous avons vu ça, nous nous disons que c’est ça peut-être le plus important du plan, comme d’autre fois nous n’avons plus du tout vu ça… Il y a un réservoir immense dans les formes, dans l’organisation des plans. Par exemple, nous pensons que notre film est composé d’une partition d’images et d’une partition de sons. A l’Arsenal, le son était extraordinaire… Je pouvais l’entendre comme jamais. J’ai dit à Margarida : « Enfin, nous l’avons notre son dans le film ». Les images sont modifiées comme nous le désirions par l’intrusion du son, et vice-versa. Si nous n’arrivons pas à ce résultat pendant la projection, nous sentons que le public ne peut aimer alors notre film.

Cahiers. Quels sont les cinéastes qui vous ont le plus influencés ?

M. Cordeiro. Moi, très peu. Parce que je ne vais pas du tout au cinéma, parce que j’ai une vie un peu plus difficile.

A. Reis. Je ne peux pas dire que nous avons été influencés. Il y a des cinéastes que nous aimons bien, comme nous aimons beaucoup des choses dans la vie. Il y a des cinéastes que nous aimons intensément, mais qui sont tellement contradictoires, comme un haïku ou l’Odyssée, et nous les aimons essentiellement comme cinéastes, non parce qu’ils seraient proches de nous, de ce que nous faisons.

M. Cordeiro. Parce qu’ils ont des visions personnelles très fortes.

A. Reis. Parce que par exemple, pour nous un haïku, c’est fantastique comme l’Odyssée ou l’Iliade. Alors nous n’avons pas d’influence particulière, mais ce que nous sentons, c’est que c’est de la poésie avec des formes plus complexes ou moins complexes. C’est comme la musique. Par exemple nous aimons bien Pierre Boulez, mais nous aimons bien la musique dodécaphonique actuelle. Ce qui est important pour nous, c’est que ce soient des musiciens créateurs. Je pense justement que, pour le cinéma, c’est la même chose. Nous aimons les cinéastes les plus contradictoires par les genres, par les styles, dans les formes. Dans ce sens-là, si tu veux parler d’influence, nous sommes influencés comme tout le monde est influencé par les choses qu’il aime. Comme résultat direct sur notre œuvre, je crois que nous n’avons pas d’influence, parce que, pour nous, cela revient à nous priver de toute raison de créer si nous pensons à une quelconque personne ou si nous nous mettons à faire comme d’autres. Nous créons parce que justement, c’est un désir et un risque. Et pour procurer aux autres le plaisir de voir vivre des créations originales.
Peut-être à cause de cela, créons-nous très peu, très lentement. Mais le temps pour nous n’est pas une question de chronologie, c’est une question d’énonciation. Quand on nous parle de notre liaison avec le cinéma portugais contemporain, nous refusons absolument ce genre de catégorisation, parce que c’est normal de dire ça ou d’essayer ça, cette cataloguisation, mais ça nous répugne beaucoup. C’est un besoin de tout cataloguer.
Je crois que nous sommes des cinéastes dingues. Vous avez un concept en France qui est très bien : vous dites « une personne alambiquée ». Notre relation au cinéma est plus ou moins troublante et surtout alambiquée. Il est évident que nous sommes seuls. Nous l’avons déjà dit lors de la sortie de Tras-os-Montes. Non pas parce que nous sommes égocentriques. C’est vrai aussi pour des raisons historiques. Nous ne nous sentons pas des individus isolés, mais nous sentons que nous n’allons pas avec la mode et la foule dans le mauvais sens. C’est une situation historique et nullement égocentrique.

Cahiers. Vous parliez tout à l’heure de la géologie des types, qui avait présidé au choix des acteurs. Il y a également toute une géographie des noms.

A. Reis. Les noms sont surtout euphoniques. Ils ont été choisis pour leur euphonie. Leur expression musicale est, disons, leur expression première. L’euphonie est heureusement une source d’enchantement. Par exemple, « Alexandre », c’est un nom romain. Et c’est évident que les Romains ont été là-bas. « Ana », c’est un nom avec une étymologie en Europe très profonde, aux connotations spécifiques.
Là-bas, il y a un croisement de civilisation comme tu sais. Nous avons fait une recherche historique sur des noms très lointains. C’est joli d’avoir parlé de Mésopotamie en opposition à Ana ou Miranda. Ce sont des noms très jolis. Miranda veut dire « voir », « regarder », en espagnol. Dans le film, le nom de Miranda, quand il est prononcé, doit créer une sensation d’expectative, d’attente. Quand la grand-mère est devant le lac, le nom de Miranda s’élève un peu comme un cri sourd monte, dans une forme d’opale. Il y a une direction intellectuelle dans ce choix-là, mais ce sont, comme Margarida l’a dit, des noms usuels. Ce sont des noms que tu ne trouves ainsi qu’au Portugal, de façon si mélangée, avec un si grand poids historique, et si lointains. Les noms du Tras-os-Montes, tu verras que certains sont d’origine celte, d’autres arabe, d’autres romaine, etc. et qu’ils donnent une topographie historique d’occupation de la régions. C’est pourquoi nous avons une espèce d’orgueil comme « le cheval d’orgueil », non dans le sens rural de la Bretagne, mais le Tras-os-Montes, c’est du cuivre, de l’étain, du sel. Les mots dans le film, c’est une musique d’abord, déjà par leur absence…

M. Cordeiro. Ils ressortent mieux.

A. Reis. Et le nom d’Ana, c’est l’équilibre et le déséquilibre. A-A, l’équilibre et N qui n’a pas encore déséquilibré, mais qui, déjà, peut faire tomber. N c’est le retour dialectique des plantes vers le commencement.

M. Cordeiro. C’est une chose et son contraire.

A. Reis. Ce n’est pas un symbole évidemment. C’est un nom trop petit, trop discret. Le voyage avec les mots, les paroles, tu te rappelles le traitement des mots, des paroles, des noms, c’est toujours différent et, je crois, que nous avons poussé ces moyens à leurs dernière conséquence dans ce film, avec toutes leurs richesses possibles sans indication, et cela dans une construction très sévère.

Cahiers. Quels sont vos projets ?

M. Cordeiro. Le démarrage pour nous, c’est toujours un peu lent.

A. Reis. Nous ne nous mettons jamais à la table pour faire nos films, c’est un matériel quotidien de notre propre vie.

M. Cordeiro. Jusqu’ici nous n’avons jamais adapté aucun livre. C’est plus facile d’adapter un livre et de travailler dessus. C’est un peu plus difficile pour nous.

A. Reis. Margarida ne veut pas dire que c’est facile d’adapter un livre. Mais c’est usuel de faire cela. Je pense que ça m’arrivera peut-être un jour d’adapter un livre, mais ce sera alors pour nous un problème très grave. L’imagination travaille sur une expérience étrangère. C’est tellement à l’opposé de ce que nous construisons.

M. Cordeiro. C’est un travail sans filet. Pour moi, c’est plus difficile.

 

Entretien initialement paru dans les Cahiers du Cinéma, n 350, Août 1983 et repris du site antonioreis.blogspot.com

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