Dwoskin : le dernier cinéaste

Texte de Louis Skorecki, 1982
Dwoskin est inexplicable. Au-delà de l’analyse, de la description, de l’exégèse. Avec une aisance impertinente, inédite réellement radicale, il excède les paroles structurées, intelligentes, intelligibles, qui pourraient se proférer sur ses films. Tant de précaution oratoire pour arriver à ceci : tout ce que je veux annoncer – oui, comme une bonne nouvelle, une surprise de dernière heure – c’est que la mort du cinéma est momentanément différée, et qu’il y a encore un cinéaste.
Nous en sommes à un stade de survie du cinéma qui ne fait plus que copier, reproduire de vieux modèles inopérants (classiques, hollywoodiens…).
Prochaine étape probable : vidéotisation, dissémination des effets audio-visuels, disparition du Cinéma comme Art/Commerce et, inéluctablement, du public (entendez : le public fondateur, pervers, sentimental, etc.).
Sauf que survient Dwoskin, avec Outside In, et tout est remis. Alors que ma théorie était bouclée, fin prête ! Donc, changement d’éditorial prévisionnel : « mort du cinéma reportée à plus tard. Stop. Dwoskin invente encore du neuf. Stop. Dernier cinéaste, ou premier d’un nouveau cycle de renaissances ? Stop. Sais pas. Stop. A suivre. Stop. »
Très finement, Tesson décrit (Cahiers du Cinéma n°333) le burlesque profond du corps en déséquilibre, qui est le corps de l’acteur/Dwoskin, tout l’art qui consiste à remettre la chute, à la différer, à la provoquer. Répétition, gêne, souffrance : je rappelle – encore une fois – le handicap de Dwoskin : il est polio, ses jambes ne le portent pas, il dépend donc de la force de ses bras, des béquilles sur lesquelles il s’appuie – et des autres – pour aller de l’avant. Voilà, c’est dit. Nous n’en parlerons plus, tant il est vrai que l’invalidité de Dwoskin, même si il elle est omniprésente et au centre de tout ce qu’il filme, empêche toujours de voir en quoi il est d’abord cinéaste.
Outside Indécrit des rencontres, des répétitions, des rêves. Un homme drague des femmes, cause avec elles, tombe sur elles, les caresse, les envoûte, leur fait l’amour.
Quel amour ? Celui qui est de complicité, de redites, d’imaginaire. Il rêve qu’il est un cinéaste hollywoodien, qu’il change tout autour de lui, tous les rapports : les fantasmes prennent une couleur chair, une couleur de réel, une sensualité vive. Rien que de l’amour, toujours, des larmes rentrées, de la romance sentimentale, du mélo brut. Je le dis tout de suite : ça finit bien.
Ce résumé, totalement subjectif, est forcément mensonger. Si je le donne pourtant, c’est qu’il me semble, qu’à se priver du poids du rêve, on ne comprendrait plus rien à l’invention dwoskinienne. Une invention de chaque seconde. Ainsi : deux doigts dansent, follement agiles ; ils reprennent la valse des petits pains de Limelight, avec plus d’émotion encore, plus de virtuosité – frénésie de rythme inédite, dont la nouveauté frappe plus que la référence à l’original, envoyant le spectateur premier (naïf, sentimental) dans un abîme d’imaginaire, un torrent de larmes non versées, une intériorité de la fiction qui est proprement terrifiante. Pourquoi ? Parce qu’on aime plus jamais aussi fort au cinéma.
Est-ce vague ? Comment expliquer qu’ici l’invention est partout : dans la lumière (Godard, Garrel), le rire nerveux (Chaplin), l’horreur sans nom (McCarey, Lang), le hors-champ (Tourneur), le sentiment de première fois (Lumière) ? Que ce mélange de rire, de larmes, de gêne atroce, distend chaque seconde de film, chaque mètre de pellicule comme personne ne savait plus le faire ? Comment écrire que le public de cinéma, pour une fois, se met à réinventer l’histoire que lui propose le cinéaste, à vivre avec elle, d’elle, comme il ne le faisait plus depuis les classicismes de la préhistoire ?
Je ne sais pas. Sûr que le cinéma, ici, pour une dernière (ou première) fois, sert réellement à communiquer. Des informations, des émotions, des histoires. Pour aller plus vite et résumer, autant dire : Chaplin + Godard. Le rire et la recherche. Folie + Public. Prototype. Fulgurance, génie, retour aux sources. Cela fait certes beaucoup de grands mots. Un peu creux peut-être. Manque une chose : le film. Après Rotterdam, après Digne, Outside In attend. A quand ?

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