Conversation entre Pierre Clémenti, Miklos Janscó, Glauber Rocha et Jean-Marie Straub

Rencontre organisée par Simon Hartog à Rome, février 1970

Il n’y a rien de plus international qu’une bande de maquereaux

 

Simon Harto : Pour commencer, Rossellini a dit que le cinéma est mort. Qu’en pensez-vous, Glauber Rocha ? (rires)

Glauber Rocha : Je ne suis pas d’accord. Selon moi… Je ne sais pas ce qu’en pense Straub. (rires)

Miklos Jancsó : C’est une question personnelle. Peut-être le cinéma est-il mort pour Rossellini… Dommage. Il a fait des choses magnifiques…

Rocha : Il y a beaucoup de débats sur cette question. Concernant le cinéma, et aussi le théâtre. Pierre Clémenti me parlait la semaine dernière de quitter le cinéma pour une toute autre activité… il y a un problème.

Hartog : Selon vous, quelle fonction remplit le cinéma ?

Jean-Marie Straub : Je pense que le cinéma commencera seulement quand l’industrie du film tombera. J’attends que ça vienne, mais c’est parti pour durer encore au moins vingt ans. Et, en ce sens, je suis d’accord avec Rossellini.

Hartog : L’industrie en quel sens ? Au sens économique ou structurel ?

Jancsó : Au sens hollywoodien…

Straub : Pas seulement au sens hollywoodien, car maintenant l’Europe, c’est Hollywood. Hollywood est fini. Comme le cinéma américain est mort. Le cinéma profondément américain, qui plantait vraiment ses dents dans la société américaine, est mort. Et maintenant, tout ce que Hollywood cherche à faire, c’est coloniser l’Europe, et pas seulement l’Europe… L’industrie italienne aurait disparu il y a des années, l’allemande aussi, s’il n’y avait pas eu introduction massive de capitaux américains. Ces gentlemen croient faire des films internationaux. OK, ce que nous voulons faire : certainement pas des films internationaux.

Hartog : Qu’est-ce que vous cherchez à faire ?

Straub : Nous essayons de faire des films qui soient en tous points le contraire de films internationaux. Je parle en tout cas pour moi, je ne sais pas si les autres sont d’accord.

Hartog : Il me semble que le Nouveau Cinéma va aujourd’hui dans deux directions : l’une plus ou moins expérimentale, l’autre politique. Est-ce juste ?

Straub : Comment le saurais-je ? Ces classifications arbitraires…

Rocha : C’est une question d’expérience personnelle. Je n’aime pas les généralisations. Prenez Miklos, par exemple – il est réalisateur dans un pays socialiste. Il travaille dans une toute autre structure politique et économique. Jean-Marie et Clémenti sont des Européens travaillant dans une autre structure. Je suis brésilien, et même si maintenant j’ai fait un film au sein de la structure européenne, je travaille à l’intérieur d’une autre structure. Ce que je veux dire, c’est que la question de la mort du cinéma ou des problèmes de l’industrie du film se pose différemment pour chacun d’entre nous…

Straub : S’il n’y a pas encore de cinéma en Amérique latine, il est temps que ça commence.

Rocha : Pour Jancsó, chez qui le cinéma est d’Etat, c’est un autre genre de problème. Fondamentalement, je rejoins Jean-Marie sur le fait que l’industrie existe toujours en tant que dictature toute-puissante. Même en Amérique du Sud, où il n’existe pas d’industries nationales, il y a une très forte dictature de l’industrie américaine US… Des Américains aussi bien que des Russes. On voit tout un tas de co-productions italiennes…

Straub : Et les Américains ont lancé le cinéma brésilien, c’est évident.

Rocha : Et de toute l’Amérique latine… En Afrique le cinéma est sous-développé parce que le territoire est occupé par l’industrie française, par les cinémas anglais et américain. Je crois que c’est l’idée même d’une industrie qui est vraiment très dangereuse. Le cinéma est la seule activité artistique qui dépende d’un système de production et de consommation. Parce que ça coûte de l’argent : vous pouvez vous passer d’un producteur pour écrire un poème ou un roman, même si vous avez besoin d’un imprimeur pour la publication, mais le scénario d’un film ne vaut rien s’il n’est pas filmé – il ne peut pas être publié. Et c’est le problème le plus important pour un réalisateur de films aujourd’hui – surmonter cette contradiction. Je ne pense pas que le problème existe seulement dans le monde capitaliste – il existe aussi bien dans le monde socialiste.

Jancsó : D’où je viens, le problème est le même… Parce que pour nous deux (à Rocha), le cinéma est un moyen d’expression. Mais il est entre les mains de producteurs, qui sont les seuls disponibles. Dans notre pays nous sommes entre les mains de l’Etat – cela donne quelque chose de différent. Et donc mes amis, camarades, nous devons bien réfléchir à ce que nous donnons à voir au public. Nous avons presque les mêmes problèmes pour faire ton genre de films en Hongrie, Glauber…

Straub : En gros, c’est la mentalité des bureaucrates de la TV italienne, qui tentent de justifier leur travail médiocre en caquetant sur le contadino

Jancsó : Oui, c’est ça. Parce qu’on a toujours peur, toujours peur. Il y a vraiment une énorme différence. Voilà ce que c’est, l’industrie… Toutes ces choses sont aussi en nous-mêmes. En Hongrie, nous participons au pouvoir d’Etat. Alors on peut se battre ensemble pour faire quelque chose. Ce n’est pas comme ici, mais il y a des choses qui ressemblent très fort à des producteurs…

Straub : Mais en même temps il y a quelque chose de très différent. Par exemple un réalisateur yougoslave que j’aime énormément, qui s’appelle Matjas Klopcic : il fait des films qui sont… je ne sais pas, quelque chose entre Cocteau et Mallarmé. Bon, il en a réalisé un, d’abord, qui s’appelait Une histoire qui n’existe pas, et puis un second, Sur des ailes en papier (1967). Le premier fut un échec complet, mais tout de même il a pu réaliser le second juste après, et je crois qu’il vient d’en finir un troisième. On ne peut pas dire que ses films visent la consommation de masse – on ne peut pas dire qu’ils pourraient connaître le succès. Pourtant, même si le premier film a connu un échec, il a pu réaliser le second sans rien concéder au mythe du « public », qui n’existe pas. Ce genre de choses ne peut pas arriver en Europe de l’Ouest.

Hartog : Aujourd’hui, le cinéma est devenu une forme d’art pour minorité. Est-ce que ça vous dérange ou pas ? Est-ce que vous pensez que c’est le cas ?

Straub : Je ne sais pas ce que c’est qu’une minorité. De toute manière, Lénine a répondu à cette question en disant que la minorité d’aujourd’hui sera la majorité de demain. Donc ça n’a pas de sens. Mais on ne peut pas savoir… Si on donnait les mêmes chances, en termes de distribution et de publicité, aux films accusés d’être faits pour une minorité qu’à ceux dits « commerciaux », la question n’aurait pas lieu d’être. Mais ce n’est pas le cas.

Rocha : Sur cette question des publics minoritaires : il y a beaucoup de paternalisme à l’égard du public. On trouve par exemple des intellectuels de gauche, écrivains et non réalisateurs de films, qui clament qu’ils font des films trop difficiles pour le public. Voilà un point de vue bien paternaliste. Leur idée, c’est que seuls les bourgeois sont assez sensibles ou intelligents pour comprendre un film. Il y a tout un mécanisme de distribution qui a imposé un certain genre de produit filmique au public et l’a complètement corrompu. Ce que j’ai découvert – je dois le redire parce que les gens ne se rendent pas compte – c’est que… La première chose, c’est que les films parlent un langage très précis. Le public est colonisé par un langage imposé par Hollywood, qui malheureusement est le même que celui que veut imposer le régime soviétique. Le public n’a pas l’opportunité de choisir parce qu’aujourd’hui les structures de distribution dans les pays capitalistes et socialistes lui imposent le même type de produit. Les critiques soutiennent cela quand ils déclarent que certains films sont incompréhensibles.

Straub : Les critiques qui tiennent ce langage sont des putains qui travaillent pour leurs maquereaux, c’est tout.

Rocha : Oui, parce qu’à ce niveau, il y a collaboration entre les critiques qui prétendent ne pas comprendre et les intellectuels paternalistes de gauche: ils désignent les cinéastes comme hors-la-loi. Mais fondamentalement, je sens que les cinéastes qui travaillent en-dehors de l’industrie sont beaucoup plus démocratiques, beaucoup plus révolutionnaires, qu’ils respectent davantage le public. Moi-même, j’essaie de faire des films difficiles – je ne crois pas être paternaliste à l’égard du public. Je crois que les paysans, les ouvriers, les étudiants, et même les nobles – n’importe qui est capable de comprendre un film… La lecture d’un film est un processus tellement complexe. Certains films, ceux qui ont une structure « ouverte » ou dialectique, ont créé un langage qui s’oppose frontalement au langage de la colonisation. A ce stade, on ne peut certainement pas se permettre d’être paternaliste à l’égard du public. Par exemple l’autre jour, à la télévision, des intellectuels expliquaient que Pasolini réalise des films trop difficiles pour le grand public. Et puis des ouvriers milanais ont parlé, et leurs critiques étaient beaucoup plus fines que celles de ces intellectuels officiels. Et ce même quand ils disaient des choses du genre : « Je n’ai pas été touché par la performance de Gerson ou Maria Callas »… On voit que ces gens savent comment parler. Prenez les films de Jean-Marie – La Chronique d’Anna Magdalena Bach (1967) par exemple. C’est un film qui aurait dû être projeté dans toutes les écoles de musique, sur toutes les chaînes de télévision. Mais ça n’a plus été possible à partir du moment où des critiques l’ont vu : « C’est difficile. » Les distributeurs ne s’occuperont plus des films qui sont les plus accessibles au public. Nous devons nous battre contre cette dictature absolue des distributeurs.

Jancsó : C’est la dictature des petits cons, de la petite-bourgeoisie partout dans le monde. C’est une dictature qui est bien organisée… Et qu’on aurait dû détruire, simplement détruire, depuis cinquante ans… On n’aura jamais la permission d’offrir quoi que ce soit au public.

Straub : Il n’y a rien de plus international qu’une bande de maquereaux. Tout ça pour dire que nous demandons pour nos films les mêmes chances qu’aux autres. Rien de plus. Si les gens avaient la possibilité de choisir entre un film de Rocha et le film d’un autre, de l’industrie, s’ils avaient réellement la possibilité de choisir, c’est-à-dire que si le film de Rocha bénéficiait de la même publicité et était projeté dans des cinémas accessibles, alors qui sait ce qui se passerait ? On n’en sait rien. Parce qu’on n’a jamais tenté l’expérience.

Rocha : Le principe des circuits « art et essai » est actuellement un principe réactionnaire, parce qu’il impose un certain genre de cinéma et tend à créer un marché fermé. De l’écriture jusqu’à la projection, le film est estampillé « art et essai », et voilà qui est très bourgeois, très réactionnaire et très élitiste… C’est par snobisme que le public vient voir ces films.

Straub : Mais alors on ne peut pas attendre des masses qu’elles n’aillent pas voir ces films, qu’elles ne pénètrent pas ce ghetto, justement parce qu’il est impénétrable. De plus, c’est dans les salles « art et essai » que les projections sont les pires. Parce que les distributeurs « art et essai » n’ont toujours pas compris que le cinéma est un art matériel, et même un art matérialiste, et que « l’art ne se suffit pas à lui-même ». Plus le film est dit « film d’art », plus il est mal projeté. On en arrive à ce paradoxe. Ils disent, voilà un film d’art, au moins c’est projeté, ça ne mérite pas plus d’attention … L’image est floue, on ne voit rien du tout, personne ne respecte le cadre, on n’entend pas un son… Parfois l’image dépasse de l’écran, pour ne rien dire du son, puisqu’on n’entend rien. Je suis d’accord avec Glauber quand il dit qu’on ne sait pas comment les paysans et les ouvriers réagiraient devant nos films. Je maintiens comme lui que le cinéma est précisément fait pour eux, qu’il correspond à quelque chose… Le cinéma tire toute sa force d’expériences que les ouvriers et les paysans vivent tous les jours, dans leur vie quotidienne, alors que les intellectuels n’ont aucune expérience, on commence à savoir qu’ils ne vivent même pas. C’est pourquoi, de leur point de vue, les films sont vides. Alors que les autres voient quelque chose qui les concerne, des difficultés qu’ils ont eux aussi à surmonter. Jour après jour.

Rocha : Je ne sais pas comment c’est en Europe, mais au Brésil les gens ont une capacité extraordinaire à analyser la réalité – les réalités politiques, les événements, etc. Ils ont inventé une incroyable culture musicale – au fond, la culture populaire brésilienne est vraiment une culture produite par le peuple. C’est une culture extraordinaire… L’histoire du Brésil est critiquée de façon bien plus moderne par la culture populaire que par la culture bourgeoise. Pourquoi ces gens ne seraient pas capables de comprendre une pièce ou un film qui débattent de choses au niveau le plus polémique ?

Straub : Qui a introduit le nazisme en Allemagne ? Ce n’était pas le peuple. Le peuple n’a fait que suivre, une fois la Terreur mise en place. Les responsables sont les intellectuels. Les partis qui ont trahi le peuple, les églises, les intellectuels, des gens comme Heidegger : ce sont eux qui ont laissé l’Allemagne devenir nazie. Même en 1942, Hitler était rejeté à Cologne. Le peuple a beaucoup plus résisté que les élites, que les intellectuels, qui se sont rendus bien plus tôt, ont soutenu le nazisme et sont responsables de la Terreur qui fut alors infligée au peuple. Les CRS, c’est pareil.

Hartog : Connaissez-vous les mêmes problèmes en Hongrie, Jancsó ? Vos films y sont-ils dans un ghetto ?

Jancsó : Oui, malheureusement, c’est la même chose… mais pas exactement. Il faudrait y réfléchir. L’industrialisation est la même, mais pas aussi sérieuse. Parce que c’est un très petit pays. Et en même temps, si vous voulez, c’est très démocratique, au sens où chacun participe au pouvoir étatique. Donc quand je me bats pour quelque chose, par exemple pour que des films difficiles soient vus par le grand public, je me bats avec d’autres forces que les seules miennes. C’est une autre structure… Mais fondamentalement on retrouve toujours les mêmes problèmes, hélas…

Pierre Clémenti : Quand les gens découvriront le cinéma, ils changeront, en créant leur propre cinéma.

Straub : Et c’est exactement pourquoi ils ne sont pas autorisés à le découvrir pour le moment. Parce que ces salauds le sentent bien, ils ont un bon odorat. Et c’est aussi à cause de ça qu’il est dangereux que les critiques intellectuels se mettent à raconter que nous faisons du cinéma pour une minorité, etc. Ils s’alignent d’eux-mêmes, avec cette prohibition. Mais quand le peuple – je n’aime pas le mot « masses » – découvrira le cinéma, alors quelque chose se passera…

Jancsó : C’est presque la même trahison qu’à l’époque où les intellectuels étaient confrontés au nazisme. Il est clair que les critiques, les intellectuels, sont du côté de…

Straub : Inconsciemment. Sans s’en rendre compte, ils soutiennent le système en proférant les mêmes vieilles stupidités…

Clémenti : Quand les gens voient un film, ils expérimentent une sorte d’identification, ils subissent l’influence de la star du film. Je pense que lorsque les gens se mettront à filmer avec leurs propres caméras, quand ils les pointeront sur leurs familles, leurs maisons, leurs boulots, quelque chose va faire tilt dans leurs têtes, ils découvriront que dans les films ça n’a rien à voir …

Straub : Ils s’apercevront que tout ce qui est montré dans les films est complètement hors de propos, que ça n’est que rhétorique. De la rhétorique qui tourne au vide complet. Ce que j’appelle « pornographie ». Les gens vont découvrir que sous le nom d’ « art », c’est de la pornographie qu’on leur jette en travers du visage, que le cinéma commercial n’est rien que de la rhétorique, de la pornographie, de l’illusion.

Rocha : Ce terrorisme dirigé contre le cinéma est malheureux. Malheureux le moment où on classifie un film d’ « artistique ». Parce que personne ne parle de peintures « artistiques », ou de romans, ou de poèmes « artistiques » – mais ils parlent de films « artistiques ». C’est déjà un jugement péjoratif… Et des contradictions finissent par sortir de ce terrorisme qu’on a imposé pour des raisons d’intérêt économique. Et puis il y a quelque chose de pire encore : l’ignorance totale des producteurs, des responsables. Ils sont complètement analphabètes – pas tous, mais 99% d’entre eux. Ils ne savent pas les bases du fonctionnement des choses…

Jancsó : Non, ce n’est pas ça. Pour ces gens, le cinéma est une chose complètement différente. C’est le pouvoir, c’est…

Clémenti : Pour les gens, le cinéma, c’est ce qu’ils ne voient pas à la télé. Comme la télé leur apporte ce qu’ils trouvent généralement au cinéma, tôt ou tard ils ne bougeront plus de chez eux. Ils iront directement à l’usine. La télé sera la nouvelle machine divine qui les comblera, qui satisfera tous leurs désirs. Le cinéma disparaîtra. C’est une possibilité, parce que je suis certain que si des gens très intelligents s’emparent de la télé, ça deviendra quelque chose de très puissant, de fabuleux, colossal. Quand la télé recouvrera tout son pouvoir, chacun, tous ceux qui travaillent seront ramenés à leur ghetto. Elle aliènera des nations entières, les gens ne sortiront plus, sauf pour aller à l’usine – ils seront complètement aliénés par une machine, qui prendra la place de la religion, des histoires, des grandes histoires. Je crois que le seul art capable de combattre cela aujourd’hui est le cinéma. Au moins le cinéma en tant qu’extension logique de ce qui se passe aujourd’hui.

Hartog : Beaucoup de jeunes gens aujourd’hui font des films en dehors des structures de l’industrie. Ils soutiennent que l’idée d’un film de 90 minutes est une idée commerciale. Ils font des films underground ou des actualités ou des choses dans le genre. Trouvez-vous que c’est une bonne direction ou pas ?

Clémenti : Quand les gens voient un film underground, ils réalisent soudain qu’ils pourraient faire pareil, voire mieux. Et c’est le stimulus qu’il faut pour leur faire acheter une petite caméra. Ces jeunes cinéastes qui passent un ou deux ans à trouver l’argent pour finir leurs films… Une caméra super 8 ou 16mm leur permet de faire le film qu’ils veulent, et rien que pour ça, le cinéma underground est révolutionnaire. Et le cinéma underground a aussi de positif qu’il éveille quelque chose dans les consciences.

Rocha : Je suis globalement d’accord avec Pierre, mais il y a deux façons de voir le cinéma. L’un comme un moyen d’expression, comme la littérature, auquel chacun a accès, et l’autre comme une profession. Quand les cameras s’achèteront aussi aisément que des machines à écrire ou des stylos, les gens se serviront des images et des sons pour écrire des lettres. Mais en littérature, il y en a qui écrivent des poèmes, des essais, des romans, des pièces… Moi, je suis un professionnel.

Straub : Et c’est exactement pour ça que j’ai voulu faire mon dernier film (Othon, 1970) en 16mm. Juste pour montrer que ce n’est pas quelqu’un qui joue tel ou tel rôle dans le cinéma, mais que n’importe qui peut le faire. Ça n’est pas compliqué – n’importe qui aurait pu faire un film comme celui-là.

Rocha : Vous devez absolument voir ce film. C’est très important. C’est une évolution de la technique…

Straub : Il n’y avait pas de plateau – on a tout tourné en extérieurs. Le seul danger du cinéma underground est que c’est du cinéma underground. Il y a déjà des trusts et des monopoles qui projettent de mettre le grappin dessus, de transformer…

Clémenti : Mais c’est déjà arrivé. Les livres, c’est fini. Les livres disparaîtront pour laisser la place à des bibliothèques de films super 8. En Amérique maintenant on trouve des caméras super 8 qui développent 1000 ASA et qu’on gonfle en 35mm. Donc je suis persuadé que l’industrie du film va complètement changer, et qu’elle va périmer…

Straub : Elle va coloniser l’underground…

Rocha : On ne peut pas montrer un film underground à Broadway, de la même façon on ne peut pas amener de film hollywoodien sur les campus américains. Parce que le marché underground y est déjà…

Clémenti : Sur tous les campus américains, on peut montrer des films underground.

Rocha : Mais, voyez-vous, c’est déjà un système, une industrie…

Clémenti : C’est une société alternative qui n’en est qu’au début, et qui attaque le système – que ça soit positif ou négatif importe peu. Pour le moment, c’est positif…

Rocha : Non, pour le moment, j’ai l’impression que tout s’oppose à Hollywood. C’est très positif…

Clémenti : Je crois que les géants comme la Paramount se désagrègent en ce moment. A cause de quoi ? Parce que des gens ont fait des films à petits budgets et ont gagné des millions. Les grands studios ne savent plus quoi faire. Ils sont finis.

Rocha : Mais je sens que la crise de l’industrie américaine n’est qu’illusoire, et que par-dessous ils tiennent tout très bien…

Clémenti : Non, il est foutu, le cinéma américain… jusqu’à ce qu’il trouve, qu’il réinvente un langage filmique. Mais dans les conditions actuelles, tous les grands studios disparaissent.

Straub : Ça fait cinq ans qu’ils sont foutus. Et il en faudra encore dix pour qu’ils lâchent prise.

Jancsó : C’est pour nous un problème très sérieux – on est toujours gêné par les distributeurs internationaux. C’est vrai, c’est l’évidence. Je ne sais pas ce que nous pouvons faire, il faut faire quelque chose. Nous devons détruire…

Rocha : Au bout du compte, c’est un problème politique.

Clémenti : En ce moment je peux vous dire qu’on fait à partir d’un seul enregistrement dix millions de copies, et il y aura…

Rocha : L’année prochaine, avec l’arrivée sur le marché des cassettes, il y aura un système de distribution des films sur le même modèle que les livres.

Clémenti : Oui, il y aura un tel système, mais seulement pour les films à consommer, c’est-à-dire les films qui ont contaminé tout le monde, toute la nature humaine. De plus en plus le cinéma devient une entreprise de crétinisation. Sauf pour le cinéma lié aux ciné-clubs et ce genre de choses, où tout ce qui est projeté est complètement nul, où on n’entend pas le son, où l’image est pénible, les copies terribles. Pourquoi ? Parce que les jeunes distributeurs n’ont pas l’argent pour faire de bonnes copies ou bien n’y croient pas. Et donc on aura des bibliothèques de films super 8, avec des millions de copies de chaque. Je crois que c’est la fin de l’industrie du film… Il y a eu tous ces chamboulements révolutionnaires. Le cinéma en France est de plus en plus aliéné, en harmonie avec la télévision, avec les chaînes de télé. Et j’ai l’impression que le cinéma qui essaie d’être en rapport avec les gens, de changer leur conscience, sera mis de côté. Le travailleur qui veut acheter un livre, achètera un film. Mais ça sera circonscrit, car la société sait très bien que…

Rocha : Je crois qu’il y aura toujours un système de domination. Dans le champ de la littérature, c’est pareil. Il y a Joyce, la malavita……

Straub : La domination s’intensifiera. Et ça atteindra le point où…

Rocha : Mais voilà le problème. Peu importe l’éditeur. Même au Brésil il prend un risque aujourd’hui – quel que soit le jeune auteur inconnu, même s’il écrit un roman encore meilleur et plus moderne qu’Ulysse. Mais Joyce est aussi devenu un produit, avec une valeur marchande, dans cette société. Le problème est au sein de la structure capitaliste, et malheureusement de la socialiste aussi. Tout rentre dans une politique générale de consommation. On peut crétiniser un public à plusieurs niveaux. Car quand le public atteint le niveau où il se met à consommer de la production intellectuelle, c’est là qu’il se met à avoir besoin d’encore plus de critique, de dialectique, de stimuli révolutionnaires, de voir s’ouvrir les portes de la connaissance de l’expérience humaine. Et c’est là que le système s’imposera toujours, parce que c’est un problème de structure…

Straub : Le système a son propre instinct d’auto-préservation…

Clémenti : Je sens de plus en plus la nécessité d’aller vers les gens, de ne pas attendre qu’ils viennent vers nous. Pourquoi ? Parce que le travailleur qui passe de huit à neuf heures par jour dans une usine n’a pas la chance de pouvoir se dire : je dois voir tel ou tel film. Tout le système est à refaire.

Straub : But these people are walking clocks, clocks

Clémenti : Non tes films seront toujours pour une minorité privilégiée d’intellectuels, qui seront seuls à les voir. Alors que les films sont supposés être pour le peuple, pour les millions de gens…

Straub : Mais c’est pourquoi j’ai tourné le Corneille en 16… J’avais le rêve fou de le prendre et de le montrer dans les usines. Mais c’est des abstractions, on ne peut pas accabler les gens, quand ils ont travaillé neuf heures dans la journée, avec des films …

Clémenti : Je pense que des coopératives devraient s’occuper de ces films, certaines se forment en Europe et existent déjà en Amérique.

Straub : Oui, mais si nous avons besoin de telles coopératives, nous avons à les monter maintenant, parce que d’autres sont déjà en train d’essayer de les récupérer. Cassavetes et tout ça…

Clémenti : Sinon ces films d’art resteront minoritaires…

Rocha : Mais aller dans les usines, là n’est pas la question, parce que si vous apportez vos films aux gens là-dedans, vous réalisez que ce sont les mêmes qui vont au cinéma. Ils sont conditionnés. Il faudrait une révolution culturelle bien plus profonde, que seule provoquerait une révolution politique. C’est le grand problème auquel nous faisons face aujourd’hui, parce qu’après tout, tout le monde parle de la société technologique, de la société de consommation. Pareille en Russie et à New York. Cette discussion par exemple est finalement sans objet, parce que nous ne sommes qu’une poignée de personnes cognant sur un système qui s’en fiche…

Clémenti : Les actions révolutionnaires d’une génération d’Américains, de la jeunesse américaine, a renversé un système qui était l’une des forces de l’Amérique. Si les gens ont été capables de renverser ce système, ça veut dire que c’était positif. Alors qu’en Europe, rien ne se passe.

Rocha : Je ne suis pas d’accord.

Clémenti : Je crois qu’une génération en Amérique nous a laissé un héritage, et qu’il serait stupide de ne pas s’en servir…

Rocha : Minute ! J’ai lu un entretien avec John Frankenheimer il y a quelques années – c’était peut-être dans les Cahiers ou Positif –, on lui demandait ce qu’il pensait de la Nouvelle Vague. Il a répondu, comme n’importe quel fonctionnaire de l’industrie américaine : « Si l’on trouve que les expériences de, disons, Godard, sont intéressantes, on peut faire la même chose à Hollywood. C’est-à-dire : tout ce qui a été inventé dans le langage cinématographique autour des débuts de la Nouvelle Vague, des débuts du néo-réalisme italien, ce genre de choses. » Peu importe le réalisateur américain – Peter Yates, Mike Anderson – qui produira ça… jouera avec les flash-back, adaptera les techniques… L’underground sera absorbé. Par exemple le film de John Schlesinger, Midnight Cowboy (1969) – c’est un inventaire très commercial du nouveau langage de la Nouvelle Vague. Parce qu’ils sont en crise… parce que Easy Rider (1969) a fait fortune. Ils l’industrialisent aussitôt, ils l’absorbent, vous comprenez ? J’essaie de dire qu’il y a un système qu’il faut détruire. Je dis que cette discussion est inutile, parce que c’est ce que nous voulons tous, mais qu’on n’y peut rien… Les activistes politiques agissent dans les champs économiques et politiques… De nos, problèmes, ils se fichent.

Straub : Même si on ne peut pas le renverser, on peut au moins le baiser tant qu’on peut – battons-nous contre les règles, c’est tout. En ce sens, Godard a raison. Mais j’aimerais revenir sur quelque chose que Jancsó a dit tout à l’heure. Glauber faisait remarquer qu’en Europe comme en Europe de l’Est, c’est le monolithisme. Ensuite – Miklos l’a joliment dit – « je me bats avec d’autres forces que les seules miennes ». Maintenant j’aimerais savoir si j’ai raison de penser qu’en Hongrie il y a encore une dialectique possible… J’aimerais qu’il explique sa phrase.

Jancsó : Là on rentre dans les vrais problèmes du cinéma actuel. Je suis convaincu qu’on s’aidera en aidant les autres, qu’il n’y a qu’une solution : la lutte. Donc, si nous nous organisons pour aller dans les usines, et donner nos films aux gens, alors ça ne dépendra pas de nos discussions, mais de notre organisation. Chez nous, la situation est différente. Dans notre pays vous pouvez vraiment faire ce que vous voulez ou presque… dans l’industrie du cinéma. Mais dans ce contexte aussi il y a une petite-bourgeoisie grossissante. Nous devons affronter de grands problèmes, mais le cinéma continue. Pour ça, nous faisons confiance à notre organisation.

Straub : Oui, mais par exemple, est-ce que vos films connaissent une sortie commerciale normale ?

Jancsó : Bien sûr, mais…

Straub: OK, donc vos films en Hongrie ont les mêmes droits que les prétendus films commerciaux.

Rocha : Les sociétés socialistes connaissent une évolution vers la structure capitaliste. Je ne crois pas qu’il y ait désaccord là-dessus.

Straub: Oui, mais il est utile de l’indiquer, car les gens ont pris l’habitude de dire le contraire. Et il est bon de leur rappeler…

Rocha : Je trouve que Miklos est très honnête quand il parle de ce problème. On trouve pas mal de cinéastes socialistes qui adoptent une attitude critique envers eux-mêmes, une attitude petite-bourgeoise, qui les amène à une critique pittoresque. Mais dans ses films Miklos essaie d’éviter ces critiques pittoresques, il entraîne la discussion vers un niveau plus polémique. Je trouve que c’est la caractéristique la plus importante de son cinéma, également au niveau du langage. A mon avis, le cinéma socialiste, le cinéma d’Europe de l’Est, tombe victime d’une critique petite-bourgeoise, schématique, bureaucratique – dans beaucoup de films tchèques, russes, et aussi hongrois. Comme ces films polonais qui se proclament révolutionnaires parce qu’ils sont un peu à droite…

Straub : Ce sont des films sociaux-démocrates…

Rocha : Dans le cinéma socialiste, les films les plus importants sont ceux qui produisent un discours dialectique sur le socialisme. Si les bureaucrates ne comprennent pas, c’est leur problème…

Straub : Et aussi les films sauvagement découpés, où on ne voit que les coupes mais qu’on prend pour poétiques – c’est quasiment du blasphème.

Hartog : Croyez-vous que le cinéma peut jouer un rôle politique ?

Jancsó : Quelle question ! (Rires)

Straub : Bien sûr qu’il a un rôle politique. Tout est politique, tout ce que vous faites dans la vie. Donc le cinéma, l’art le plus proche de la vie, est aussi l’art le plus politique. Ça ne veut pas dire que les films appelés « agit-prop » sont davantage politiques– souvent ils le sont moins. Mais le cinéma est l’art politique par excellence.

Rocha : Le cinéma américain est considérablement politique. Le cinéma américain est en grande partie responsable de la colonisation du Tiers-Monde. Il a créé les conditions du complexe d’infériorité chez les peuples du Tiers-Monde. D’un point de vue politique, aucun cinéma au monde n’est plus efficace que le cinéma américain. C’est une réflexion de l’idéologie de Wall Street, appliquée avec un fantastique savoir-faire.

Straub : J’ai connu des petits intellectuels gauchistes qui rêvaient – ils étaient bien sûr férocement anticommunistes, c’est à la mode – de retourner les moyens du film américain contre le système capitaliste. C’est-à-dire : faire du cinéma selon Machiavel. Ils avaient parfaitement saisi l’efficacité politique du cinéma américain. Et pourtant, davantage de choses sont permises à l’intérieur de ce système-là, que dans l’européen. Par exemple un film comme Les Nus et les Morts (1958) de Raoul Walsh, violemment antimilitariste (je n’aime pas ce mot) et qui n’aurait jamais passé la censure européenne.

Rocha : Les Sentiers de la gloire (1957), le film de Kubrick, est toujours interdit en France, juste parce qu’il dit des choses désagréables sur l’armée française. Là-bas, la politique c’est toujours gauche ou droite…

Straub : Par exemple les films de Ford sont très profondément politiques.

Rocha : On en revient toujours à : qu’est-ce que le cinéma politique ? Principale préoccupation de Godard aujourd’hui. Dans tous ses derniers films il essaie de réviser, d’élaborer une définition du cinéma politique. Maintenant il se demande si c’est plutôt Dziga Vertov ou plutôt Eisenstein. C’est très important. Mais il y a tant de structures sociales différentes qu’on peut parler de plusieurs cinémas politiques ou de différentes manières de faire des films politiques. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter, puisque toutes les activités liées à la communication inventent leur rôle dans cette guerre psychologique où nous sommes, la guerre de l’information… et pourquoi pas y aller à fond : dans cette lutte armée. Parce que la propagande logistique est la clé de la lutte armée, de la lutte révolutionnaire… Le cinéma, la presse, la télévision, les pamphlets – n’importe quelle action physique… Je trouve que la façon dont les gens parlent du cinéma, de la politique, est viciée… Consistant à se placer légèrement au-dessus. A dire : nous faisons des films, nous avons un outil puissant…

Straub : Exactement. « Strumentalizzare il cinema » (faire du cinéma un outil), comme disent les Italiens, est aussi faux. Il arrive qu’un film entièrement… disons, poétique… joue un rôle politique plus important qu’un film dont le sujet est directement politique. Ce qui ne signifie pas qu’un film poétique pourrait avoir l’impact de, disons, Le Capital de Marx. Mais un tel film peut, pour reprendre ton expression, jouer un rôle politique plus important qu’un petit film gauchiste social-démocrate…

Hartog : Croyez-vous que le cinéma puisse changer quoi que ce soit ?

Straub: Oui ! Le cinéma peut changer les choses autant que n’importe quoi d’autre, autant qu’un pamphlet, et même plus. Il n’est pas question de mythifier le cinéma – c’est juste que le cinéma a le plus d’attaches avec la vie, donc avec la politique, voilà tout. Mais il ne sert à rien de rêver ou de vouloir croire… Glauber l’a clairement exprimé…

Clémenti : Mais le cinéma peut changer les gens, et donc changer la vie, c’est-à-dire qu’il peut être…

Straub : Renoir a dit : j’ai fait La Grande Illusion (1937) et ça n’a pas empêché la guerre. Alors les gens qui ont vu La Grande Illusion

Clémenti : Pas un mythe : toute une génération d’Américains élevée par la télévision, la précédente par les vieux films, ont été par cela transformés dans toute leur manière de vivre, de penser. C’est en ce sens que je crois que le cinéma a une action vraiment positive, dans le sens où il peut transformer, ou éveiller, les consciences.

Rocha : Cette discussion devient parfois ridicule, parce qu’à une autre époque on aurait pu avoir exactement la même sur le roman, la poésie, l’opéra, la musique… Maintenant c’est le cinéma, un fait technique. Straub mentionne Marx et Le Capital. Ce n’est pas une question de livre ou d’écriture, mais d’un homme appelé Marx qui a écrit un livre appelé Le Capital. Ça n’a rien à voir avec le livre. Le cinéma est un moyen technique de communication. Utilisé comme expression, il se singularise dans les mains de quelques personnes qui en font une chose poétique, ou didactique, ou de l’agitation. Il est impossible de définir le cinéma en termes généraux sans le mystifier, parce qu’en gros, les cinéastes lisent des livres. Par exemple ceux qui combattent la culture aujourd’hui, ceux qui disent : tout doit s’effondrer – ils ont appris ça dans les livres. Bien sûr, on doit se tenir informés, c’est très important…

Clémenti : Mais les gens liront de moins en moins, et alors, ils verront de plus en plus de films. Parce que fondamentalement, un film a plus à donner qu’un livre. Nous sommes une génération de lecteurs. Nous avons Marx, nous avons Lénine, mais pensez à dans cinquante ans. Les cinéastes iront bien plus loin que Lénine, que Karl Marx. C’est normal. C’est l’évolution, l’évolution naturelle…

Straub : Parce que leur seul moyen d’expression sera le cinéma.

 

Discussion retranscrite par Patrick Letessier (1970), traduite de l’anglais par Mehdi Benallal (2008).

Version anglaise initialement publiée dans Cinematics no. 4 et disponible sur rouge.com.au

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