Ciné-journal

Jan Vermeer, la liseuse à la fenêtre, 1657
Texte de Jonas Mekas, 18 avril 1968

HISTOIRE D’UN HOMME QUI ÉTAIT ALLÉ À LA GALERIE FRICK POUR VOIR UN VERMEER

Il était une fois un homme. Il vivait, travaillait, mangeait et dormait comme n’importe qui d’autre. Un jour, je ne sais comment ni pourquoi, il se rendit à la galerie Frick et se planta devant un tableau de Vermeer. Tandis qu’il restait là, à regarder le subtil jeu des lumières et des couleurs, il commença à sentir des influx de plaisir parcourir tout son être. Plus tard, chez lui et au travail, il pouvait sentir encore la présence de Vermeer. Il sentait une espèce d’électricité aux extrémités subtiles et minuscules de ses sens, un influx qui progressait, pénétrait ses pensées et son coeur. Il comprit que quelque chose qui s’était atrophié et étiolé en lui se ravivait soudain au contact de Vermeer. Et il s’en sentait enrichi. Il n’était pas un homme qui rétrécit : il se dilatait. Toute sa vie, on lui avait dit que l’art et la beauté étaient éphémères et irréels. À présent il savait qu’en réalité l’art et ses réalisations étaient concrets et réels. Vermeer avait enfermé dans son tableau l’énergie, les subtiles vibrations de lumière et de lignes qui pouvaient s’éveiller et entrer en action dès qu’il y avait l’indice d’une fréquence de vibration analogue chez le spectateur – et le tableau faisait croître cette vibration d’abord faible jusqu’au niveau de sa propre fréquence. Sachant cela, l’homme rendait maintenant de fréquentes visites à la galerie pour passer du temps avec Vermeer. C’était comme d’aller à l’école, d’apprendre, de grandir – sauf que les faits appris n’étaient pas des faits d’habileté professionnelle mais des faits de sensibilité esthétique. Si à l’école, sentait-il, ses aptitudes à penser étaient renforcées et les faits de savoir-faire s’inscrivaient dans sa mémoire, là, une zone entière de son être, dont il ignorait jusqu’à l’existence, se renforçait et se développait et semblait maintenant donner son sens à tout le reste. Il comprenait à présent aussi que l’expression qu’il avait entendue si souvent à l’école et parmi ses amis – que l’art est un reflet de la vie – n’avait plus guère de sens pour lui. L’art n’était pas un reflet de la vie : l’art était la vie. L’art était l’énergie. L’art était plus la vie qu’il ne l’était lui-même, bien souvent… Il y avait plus d’âme enfermée dans cette peinture que dans certains de ses amis. La séparation n’était pas entre la vie et un reflet de la vie, mais entre les différents phénomènes. Un homme est une chose, un arbre une autre chose, une pierre encore une autre et une peinture de Vermeer encore une autre. Et chacune des quatre était un champ d’énergie et elles agissaient l’une sur l’autre et toutes quatre étaient la vie.Comme les années passaient et que ses visites à la galerie Frick continuaient, il avait pris l’habitude de s’arrêter à l’occasion dans la rue devant les peintures de tel ou tel artiste en vente. Et il était toujours désappointé de n’en recevoir aucune des sensations qu’il retirait de Vermeer. Une confusion de tons chaotiquement mêlés semblait émaner de ces peintures d’amateur, une vibration d’une bien moindre qualité et d’une fréquence indiscrète qui l’arrachait presque de force à sa propre fréquence, émoussant ses sens, détonnant avec eux, le rendant presque physiquement malade, et il devait s’en éloigner au plus vite. Il savait désormais que les oeuvres de l’homme peuvent avoir ces deux types d’effets : elles peuvent élever ou abattre, tout dépendant du stade où le spectateur en est de son propre développement et où le créateur de l’oeuvre – « l’artiste » – en était quand il a créé l’oeuvre, où il en était de son propre développement, de la pureté, de la clarté de l’instrument qu’il était lui-même, de la sorte de note qui pouvait émaner de lui.

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