Chut ! 2

Textes de Yves Tenret, septembre 1977

Les chroniques de « Chut ! », hebdo satirique
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Cinéma parlant, Tenret’s Polars Blues, « Chut, hebdo » n°2, Yverdon, septembre 1977.

Cinéma parlant.

LE DÉTOURNEMENT DU BOEING DE LA LUFTHANSA.

Figaro: résister. L’Aurore : leur but, faire vaciller l’Occident. Le Monde : l’interminable angoisse. Le Quotidien du Peuple : un trait sur la classe ouvrière. Robert Evans (producteur de Black Sunday): une bonne affaire, le sujet de mon prochain film.

A PROPOS DE DEUX NAVETS DE BUNUEL.
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Cela s’appelle l’Aurore d’après E. Roblès. Scenario: L. Bunuel & J. Ferry. Opérateur: R. Lefèbvre. Musique: J. Kosma. 1955.
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Cet obscur objet du désir d’après P. Louys. Scénario: L. Bunuel & J.-C. Carrière. Directeur de la photographie: E. Richard.1977.

Pas de quoi en faire une soupe. La séance Michel Rodde (Drift, 1975, est pas mal du tout) de la Cinémathèque m’a permis de comprendre un peu mieux le provincialisme local. Il ne consiste pas seulement en une admiration béate du tout-venant de l’étranger (Bergman, Bunuel, Resnais, Fellini, Visconti, etc.), mais aussi d’un mépris total et profond, moitié indifférence/moitié bêtise, pour les productions locales qui n’embouchent pas le clairon rupestre et cantonaliste. Il y avait vingt personnes dans la salle. Par contre, l’Objet drague des foules importantes. Peut-être un peu moins que Visconti qui avait un atout de plus. Les paysans ont toujours aimé voir leurs maîtres surtout lorsque ceux-ci sont richement habillés.
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…comme on se sent intelligent devant un Bunuel ! (J.P.Oudart, Cahiers du cinéma, n° 281)
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L’Aurore s’ouvre sur
une femme à la Vinci qui conseillait de représenter celles-ci en des actions retenues et pleines de modestie, les genoux serrés (O devra toujours les garder écartés), les bras recueillis ensemble et la tête humblement inclinée. Y a de la joie ! C’est l’histoire d’un toubib, droit comme le chêne, qui trompe sa femme à la Vinci avec une Corse à la Goya et qui a un ami lumpen qui assassine un patron particulièrement odieux. A tous les murs, des Christs. L’Eglise règne. Chez le toubib, un Christ sacrilège. Chez le commissaire, un Christ de Dali et Claudel en Pléiade. Rohmer disait de ce film: Du mythe de l’amour fou de Breton, il ne reste que ce qui pouvait passer dans les feuilletons pour midinettes ; l’agressivité des années 20 est devenue suffisance de collégiens en vadrouille. C’est à vous rendre bigot, flic, fasciste en moins de deux. » L’est moins con que ses films le laissaient supposer, ce Rohmer. Il y a des aspects incontournables chez Bunuel : un fait est un fait, une main sur un sein est une main sur un sein, un patron est un patron (celui d’Aurore est particulièrement réussi), un nain est un nain et celui de l’Objet se plaît même à le faire remarquer. Cela dit, pourquoi ces attentats qui tiennent de l’anecdotique et de la dérision? Bunuel accepte le consensus libéral espagnol et s’en fait le défenseur en tournant en ridicule les auteurs de violence, donc de contradictions. Nous en avons connu un autre, aristocrate et lumpen, qui représentait des anarchistes fusillant un pape, la Voie lactée, des femmes ayant une sexualité. Belle de Jour, un Christ sadien, l’Age d’or… Comme disait un flic à l’une de mes copines vaguement gauchiste: On n’a pas les mêmes idées mais on peut avoir le même idéal. N.B. : il faisait allusion à la nécessité, selon lui, de fusiller tous les junkies. Je ne sais pas si j’ai un idéal et si j’en ai un, je ne sais pas s’il est semblable à celui de Buache. N’empêche que son article sur l’Objet m’est apparu d’une grande force obscène : Bunuel m’annonça… je fis remarquer… il me regarda… me dit-il… les refoulements que dicte une conduite conjugale mise au service de la réussite sociale… torturant par plaisirs pervers… l’amour fou (sic!) …les déboires sexuels… etc. L’allusion à Pasolini montre à quel point le dernier film de celui-ci a marqué celui-là qui ne rate pas une occasion de médire de ce chef d’oeuvre que ne verront sans doute jamais les habitants du cimetière appelé Canton de Veaux.

Tenret’s Polars Blues.

TWENTY PRESIDENTS
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Lawrence G. Blochman (P. 1948). Le tueur aux doigts agiles. Détective: Dr. Daniel Webster Coffee.
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Blochman a des bribes d’humour morbide assez sympathiques: L’homme mort se trouvait là, dans une position qu’eût enviée un contorsionniste. Il avait un pied dans la cuvette des W.C., un bras dans le lavabo et la tête dans la douche. A part ça, sa nouvelle a dû énormément plaire aux pharmaciens technocrates. C’est plein de mots compliqués (pathologiste, diasone, ganglions lymphatiques inguinaux, fuchsine, biopsie, bacille d’Hansen, etc.) et cela ressemble, comme se ressemblent deux jumelles de la même ovule, à un diagnostique de toubib. Blochman aurait fait un excellent médecin. Je ne comprends pas pourquoi il écrivait des Mystery stories.
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John Dickson Carr (P. 1949). Tragédie et proverbes. Détective: Dr. Gideon Fell.
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Carr est né en Amérique en 1906. Débarque à Paris en 1927. Commence à écrire en 1930. Rencontre une jeune anglaise, l’épouse, et s’établit en Angleterre en 1931. A aussi écrit sous le nom de Carter Dickson. Fell est son personnage principal. Et comme le ventre de celui-ci, le style de Carr est plutôt relâché. Sa nouvelle est une énigme du genre de celles qui font mouiller Boileau-Narcejac. A signaler que le Docteur dit des choses réactionnaires: …c’est cette charmante femme (adepte de ce que certains appellent l’idéologie moderne) qui faisait de l’espionnage, et, …cette femme est un présage et un avertissement. Avec l’étranger, nous savons comment agir, mais le fanatique hypnotisé surgi d’entre nous, la chauve-souris, la chouette, la taupe qui nous détruirait, etc. qui ne sont peut-être pas étrangères au succès de l’auteur.
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Un intellectuel célèbre nous révélait dernièrement : «Je veux bien toucher les masses mais je ne veux pas qu’elles me touchent. » De même lorsque j’étais à l’armée, l’un de mes coreligionnaires téléphonait chaque soir à sa fiancée. Ensuite, quasi en transe, il transperçait une effigie en carton la représentant à coups d’épingle. Elle était enceinte. Il espérait une fausse couche. La critique que l’on peut faire d’un certain nombre de productions —art de masse — évoque pour moi une pratique identique à celle-là. Mais… discutant avec un lécheur de modernistes parisien de ma chronique, il m’argumenta: «Tu vas parler de livres que personne ne lit !» Voilà bien le statut des masses pour l’intellectuel petit-bourgeois. Elles sont à la fois référence magique et à la fois personne. Le tirage mensuel en France de romans policiers est de 2.000.000 d’exemplaires (par exemple San Antonio, premier tirage: 400.000). Il y a quelque chose de profondément désespérant dans la médiocrité. 58% des Français ne lisent jamais de livres et 14% lisent les trois quarts des ouvrages publiés. Faire partie des 14% , en gros la petite bourgeoisie (intellectuelle ou non) plus une fraction de la grande bourgeoisie, c’est parler la bouche en cul-de-poule du dernier Clavel ou à la limite du dernier Manchette. C’est aimer, pour nous non bourgeois, l’hypercorrection culturelle et le moralisme de la petite bourgeoisie. C’est se sentir le vent en poupe, se sentir classe montante. C’est lire les Cahiers du Cinéma, Communications, Actes pour la Recherche et le Monde diplomatique. Faire partie des 58, c’est n’avoir des yeux que pour pleurer. Ouais? O.K. Y a la télé. Je sais bien que le premier connard venu va me dire que c’est le système, etc. Le hic, c’est que moi, je suis partisan du volontarisme de classe et que les serfs me ruinent le moral.
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La main prenantede William Riordan est encore pire. C’est un Super noire (62, tr. R. Guerbert). On dirait des éditoriaux du Nouvelliste mis bout à bout. Aucunes nuances, accumulations de faits, idéologie poujadiste, pornographie. Etc. Le narrateur est le chauffeur d’une huile véreuse de la police new-yorkaise. «Steve est une puissance. Il a celle de la police, celle de son grade, celle que lui confère sa force physique». Plus le pouvoir du fric. Et tout ça, non pas comme chez Chandler ou Mac Coy dénoncé, mais encensé. La pornographie utilisée de même: «Des filles débordante de sensualité dans les postures les plus indécentes, en train de pisser, ou bien vues de dos à 4 pattes, les fesses hautes de façon à montrer les lèvres de leur vagin et tout leur système pileux. » Comme vous venez de le remarquer, cela a un côté appliqué. Vous y ajoutez cinq vérités profondes à la page et vous comprenez ma comparaison avec le style de Luisier.
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Vierge fatale de Raoul Whitfield (Carré noir 176, tr. H. Collard) est le récit d’une croisière sur l’Hudson. Un patron, des gonzesses, des journalistes, un dur garde du corps qui, pour ne pas avoir l’air d’un con, a appris des tirades du genre: « C’est comme dans l’épisode de Protée, dans Ulysse, de James Joyce… J’avoue que ce passage ne cesse de me dérouter, de me troubler. Peut-être est-ce le symbolisme des couleurs… » A ce régime-là, n’importe quel étudiant aurait l’air intelligent et pourtant… Le bouquin dans son ensemble ressemble à un roman normal (cf. l’Ogre). C’est très pénible, ça parle vaguement de paris sur une course d’avirons. Parient sur n’importe quoi, ces amerlocks. En plus y trichent. Un méchant fait tuer le chef de nage d’une des équipes. Quand un mec est truffé de balles, il n’a plus beaucoup de chance de se noyer. Fin. A qui des expressions comme celle qui suit permet-elle une identification subliminale : « L’un des Angliches se précipita vers lui, le souleva du sol et ses puissantes mains nues lui séparèrent la tête du tronc ».

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