Ce qui a changé depuis

Texte de Lamine Ammar-khodja, initialement paru dans les Cahiers du Cinéma Espagne, 2011
Pour un enfant de ma génération, né dans les années ’80, il y a eu les révoltes d’octobre ’88 comme anecdote de l’enfance et les années sanglantes durant l’adolescence.
Un grand point commun caractérise ces évènements : la représentation qu’on s’en fait.
Quelles images j’en garde ? De ’88, un trou noir ou un écran vide (j’avais cinq ans). De la décennie suivante, quelques flashs d’informations véhiculés par les télévisions étrangères, le mutisme dubitatif des adultes et une vaste ambiance d’incompréhension générale.
Aujourd’hui, alors que je cherche à voir le passé, quelles images subsistent ?
De ’88, quelques images tremblantes au milieu de jeunes qui courent pour fuir une menace qu’on ne voit pas. Images prises par les rares personnes ayant accès à une caméra, la plupart cinéastes comme Merzak Allouache ou Lakhdar Hamina. Le reste étant des vues d’ensemble de la ville (souvent Alger) où l’on voit de la fumée qui monte ou encore, plus proche, des rues jonchées de debris de verre, des voitures renversées ou des vitres cassées.
Pour la décennie noire, il y a la madone de Bentalha. Point. Une guerre sans images. Tout une période, une décennie, avec tout ce qu’elle engendre comme vécu collectif d’un peuple, résumée en une image : une madone, un symbole chrétien…

Lorsque les émeutes de janvier 2011 éclatent, un florilège d’images s’offre à nous. Il suffisait de taper “émeutes janvier 2011” sur youtube, pour avoir le choix d’une vingtaine de vidéos où l’on voit des magasins en feu, des abris bus cassés ou des discussions entre jeunes en révolte.
Images prises à la va vite par un petit geste anodin: sortir son téléphone portable. Très vite des groupes qui relaient l’information vont se créer, et les internautes vont se ruer dessus. Le groupe des Envoyés spéciaux algériens sur facebook est un bon exemple. 35 130 fans aujourd’hui sont la preuve qu’il y a une réelle demande d’images.

De son côté, la télé algérienne, toujours aussi peut réactive, fait son travail monolithique. Le journal du 7 janvier de l’ENTV (télévision étatique et unique) est particulièrement parlant. Il n’y a aucune image des émeutes en action. Seulement des débris de locaux en poussière. Preuve que les journalistes sont arrivés bien en retard. Ensuite, la parole est donnée tour à tour à une vieille dame, un imam et un ministre. La première fait de la propagande pour le président, le second prétend que les étrangers nous envient notre Algérie prospère et le troisième ne comprend tout simplement pas ce qui se passe.
Quant à la presse écrite locale, soit elle appelait à la guerre, soit elle traitait les jeunes émeutiers de voyous en mal de passe de temps. En somme, soit partisane, soit partisane. Et même sans faire l’effort de la lire, il suffisait de jeter un coup d’œil aux premières pages pour voir que toutes les images ont été prises du « point de vue » de la police.

Sur les chaînes étrangères, telles France 24 ou France 2, on n’a pas fait beaucoup mieux. On voit bien des jeunes en train de parler, mais ils sont cagoulés et armés de couteaux. Un regard naïf pourrait penser qu’une guerre s’est déclarée et qu’il y a des hordes de barbares prêtes à tout incendier aux portes des grandes villes.

Je précise médias locaux, médias étrangers, car il faut bien comprendre que beaucoup d’Algériens s’informent aussi à travers les médias étrangers de ce qui se passe chez eux. Jusqu’à aujourd’hui, mes parents regardent tous les jours le journal de 20 heures de France 2…et ils ne sont pas un cas isolé.

Peu de temps après les émeutes, nos voisins tunisiens et égyptiens nous ont à leur tour submergés d’images, et comme tout le monde j’ai vu des jeunes en train de braver des camions à eau, l’armée qui assiste à des cortèges de manifestants sans réagir, le peuple tunisien qui se regroupe en masse pour fêter la chute du dictateur, ou la place Tahrir en Egypte se remplir de monde. D’ici, on n’a pas pu s’empêcher de comparer leurs images avec les nôtres, pour arriver à la piteuse conclusion que nous sommes loin du compte (même si les télés étrangères et la presse dite indépendante ont tenu à nous faire entendre un autre son de cloche).

Ce qui a changé depuis les évènements d’octobre ’88 et la Madone de Bentalha ? Ce sont les moyens de représentation auxquels on a accès : les téléphones portables et les vidéos diffusées sur youtube sont en train d’offrir une image à ceux qu’on regarde de loin sans jamais s’approcher d’eux. Aux images officielles et préconçues de la télévision, ils sont le contre-champ à l’intérieur même des évènements. Un jeune qui se filme en train de brûler une banque donne consciemment ou pas sa vision des choses. Il fait ce qu’on appelle communément un film politique.

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