Cà n’est guère la vie çà, madame ! (Réflexion sur le réalisme)

Lucian Freud : cadre d'une société de prévoyance sociale endormie (1995)
Texte de Bruno Le Gouguec, 2011

Ceux-là, ces deux nus, l’un de Renoir (cf ci-dessous) peint en 1906 – La Source –, et l’autre de Lucian Freud – Cadre d’une société de prévoyance sociale endormie – daté de 1995, posent la question de ce qu’aura été le traitement de la corporéité humaine au 20e siècle. Lorsqu’un peintre – Lucian Freud – vrai peintre – prend le risque de lever l’interdit de la représentation réaliste du corps dans son intégrité par la peinture, après un siècle de déchirement et de doute où l’homme finit par nier sa propre nature, que voit-on ? « Un homme n’appartenant plus à une foi, une croyance, une religion, une idéologie, un mythe, un parti, un groupe, qui le relierait à une société, une communauté, une collectivité, une secte, une cellule, une nation, une confrérie, tout ce dont il pourrait partager les buts et renforcer la cohésion ». On voit un homme « devenu irréductible à tout prototype comme à toute réplique ». [1]

Jean Clair a d’évidence raison lorsqu’il affirme « que ce qu’on a appelé réalisme n’est peut-être que cette tentative de cerner toujours d’un peu plus près cette unicité de l’homme singulier ». Autant dire que cette entreprise au fond vise à nier la nature humaine.

Lucian Freud, dans la tradition de la peinture réaliste de Courbet et plus lointainement de Rembrandt, montre cet homme seul qui s’enferme à mesure dans son irréductibilité, mais celui-là touche aujourd’hui à ses propres limites. Cet homme qui, par négation (inconsciente) de sa propre nature, s’inocule calmement et très méchamment le virus de la maladie qui fait son tourment, (qui est une maladie de la relation) n’aspire plus, dirait-on, qu’au sommeil mortel. Il incarne logiquement ce qu’il proclame : « je ne suis plus que cela, cette chair chaude un peu encore, mourante, exclusivement ».

Effectivement, il n’y a strictement rien d’autre à retirer de la contemplation de la seule misère de l’homme qui se prend pour un animal amélioré, que cela. Une société qui proclame qu’il n’y a pas de nature humaine – en proclamant qu’il n’y a pas de vie spirituelle par ex…. – égare les individus en les empêchant de vivre leur vocation d’homme, en les plongeant à mesure dans le mutisme et dans un simulacre d’humanité. La nature humaine dépasse les individus d’où la nécessité pour chacun d’être en relation avec les autres. Le piège c’est que la société précède les individus qui la composent, que les hommes naissent dans un monde déjà là et qu’ils sont pétris jusqu’aux tréfonds d’eux-mêmes par celle-ci.

La représentation de ce monstre de femme bien vivante, identifiée ici par sa seule fonction sociale, « cadre d’une société de prévoyance sociale endormie », montré tel un (presque) cadavre, signifie simplement que c’est une société monstrueuse qui se meurt sous nos yeux, que ce peuple est exsangue parce qu’il nie l’essence de sa propre nature. Ça n’est guère la vie çà Madame ! Çà non… Le problème (qui n’en est pas un à vrai dire, heureusement), c’est la vie, la vie plénière qui heureusement échappe… Renoir qui évoquait volontiers « l’état de Grâce venant de la contemplation de la plus belle des créations de Dieu, le corps humain ! » [2] se méfiait à juste titre de ce regard seulement réaliste conduisant dans une impasse, parce que l’unicité de l’homme singulier n’est au fond qu’une illusion mortifère. « L’homme passe l’homme » en effet (Pascal). On se souviendra pour conclure, avec bonheur, d’Octave Mirbeau, se moquant des mornes critiques agacés (comme aujourd’hui d’ailleurs) par tous les nus de Renoir évoluant dans son Arcadie mythique, s’exclamant, dans la préface de l’album paru à l’occasion de l’exposition chez Bernheim-Jeune en 1913 : « Comme si la vie avait une autre solution que la vie ! ». [3]

 P. A. Renoir : La Source (1906)

P. A. Renoir : La Source (1906)

 

Notes :

[1] : Jean Clair : L’ éloge du visible p. 175. (Gallimard -1996)

[2] : Je cite ici Renoir, mais je pourrais citer tout aussi bien Bonnard ou Matisse…, tous deux admirateurs de Renoir, qui surent éviter le piège du seul réalisme (qui se contente de mimer les obsessions mortifères d’une mentalité tournée vers la mort), en mettant en lumière des facettes de la nature humaine universelle.

[3] : C’est une chose étrange en effet que de chercher la solution de la vie dans la mort !

Contact : legouguec.bruno(at)neuf.fr

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