Bande-annonce à FILM MONUMENT de Peter Kubelka

Texte de Guillaume Basquin, 2014

Photo ci-dessus © 2014 Archives Paris Expérimental

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« Un ruisseau est réglé avec PRÉCISION. »
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Peter Kubelka
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En décembre 2013, grâce à Christian Lebrat, fondateur des éditions Paris Expérimental et par là même éditeur du seul livre en France consacré au maître du cinéma métrique[[Sobrement intitulé Peter Kubelka, collection « Classiques de l’avant-garde », 1990. ]], je rencontre le cinéaste viennois Peter Kubelka dans un restaurant du IXe arrondissement de Paris.

Dès les premiers instants je comprends que je suis confronté à un homme d’un autre temps – un homme de la Renaissance aux savoirs multiples et variés (cinéma, peinture, musique, cuisine, philosophie, et j’en oublie très certainement), comme Orson Welles en son temps – : à la fois complètement d’avant-garde (« Le film Arnulf Rainer de Kubelka est au cinéma ce que le Carré blanc de Malévitch est à la peinture »[[Hermann Nitsch in Peter Kubelka (opus cité).]]) et totalement une force du passé[[C’est ce que justement le personnage joué par Orson Welles déclame à un journaliste dans La Ricotta (1963) de Pier Paolo Pasolini.]] – un sage, un philosophe du cinéma et de la musique (il y en a très peu – qui ?)

Orson Welles sur le tournage de La Ricotta © D.R..

Kubelka souffre littéralement de la disparition programmée de la pellicule de film. Il dit : « Supprimez les projecteurs-Lumière, aussi bien vous me supprimez »[[C’est d’ailleurs ce que m’avait assuré Lebrat lors de notre première rencontre à la cafétéria de Beaubourg pour étudier les conditions d’une publication de mon ouvrage Fondu au noir : le film à l’heure de sa reproduction numérisée (2013) : « Kubelka est un cinéaste qui devrait vous intéresser car il a toujours dit que ses films disparaitraient en même temps que leur support-pellicule » – CQFD. Tous les propos du cinéaste sont retranscrits de mémoire deux mois après la rencontre, ils sont donc forcément transformés.]]. Il a dû s’assurer les services d’un projectionniste spécial basé à Hambourg pour pouvoir continuer à montrer ses films correctement, en particulier son dernier film pour deux projecteurs, encore inédit en France, Film Monument, dédié à Henri Langlois. Nous sommes là au plus loin du discours de tous ces théoriciens officiels du milieu académique du cinéma qui prétend que rien ne s’est passé, et que même tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes de cinémas possible. Il ajoute : « J’ai compris ce qu’est le cinéma avec l’arrivée du numérique [alors il cherche dans son dictionnaire allemand-anglais-français (il parle, je crois, sept langues, essentiellement pour pouvoir lire les littératures européennes dans leur texte original !) le bon mot – il le trouve, c’est « pochoir »] : un pochoir que la lumière traverse pour venir se déposer sur une pellicule faite de sels d’argent ». J’ajoute moi que c’est vrai aussi au moment de la projection-Lumière (et uniquement elle, puisque comme dit Godard dans ses Histoire(s) du cinéma le projecteur-Lumière se souvient de la caméra (c’était d’ailleurs le même appareil à l’origine et dans les premiers temps du cinématographe Lumière)) : la fenêtre du projecteur c’est le pochoir, la lumière venant se déposer toute tremblante sur l’écran – toile de lin pour l’écrivain Jean-Jacques Schuhl. Kubelka développe alors à nos oreilles émerveillées une grande analogie (dans analogique j’entends d’ailleurs logique) avec ce qui s’est passé dans l’histoire de la musique : pendant plusieurs siècles on n’a plus pu jouer la musique du Moyen-âge car on avait oublié la forme des instruments anciens : la flûte n’était plus en bois mais en métal et deux fois et demie trop longue ; le clavecin était devenu piano forte (c’est Kubelka qui souligne forte : cet instrument joue trop fort pour un certain type de musique, sur de trop nombreux octaves) etc. Eh bien il a fallu attendre que quelques individus isolés s’acharnent à reconstruire des instruments anciens avec les techniques anciennes pour voir resurgir tout un type de musiques oubliées : Guillaume de Machaut !… Monteverdi !… Et bien d’autres… On connaît l’acharnement d’une Wanda Landowska à faire renaître le clavecin dans sa maison de Saint-Leu…

Kubelka nous assure ensuite que les écrans numériques de Times Square à New York sont aussi puissants qu’un soleil (c’est une hyperbole) – « Ce sont les nouvelles pyramides ! » : assurément cela « joue » les images animées trop fort : plus d’ombres. La nuit n’est plus nécessaire à ces spectacles de moving pictures. Bref, pour conserver le cinéma, qui est un dispositif, il faut pour le cinéaste conserver l’ensemble des instruments : la pellicule, la salle noire, les fauteuils, le projecteur (« C’est dans le dos que la lumière venait frapper la nuit… »[[In Histoire(s) du cinéma de Godard.]]).

Très philosophe, Kubelka martèle l’idée suivante : « on ne peut pas transférer une chose ou une œuvre sur un autre support… » Il nous montre alors un verre de vin (rouge) : « ce vin transféré dans un récipient autre qu’un verre à vin de forme ad hoc perdrait son goût… » Et enfin : « On ne peut pas construire une civilisation sur un socle nécessitant la présence permanente de la fée électricité – Quid des périodes de guerres ? » « Une statuette égyptienne peut durer des milliers d’années, pas un compte Facebook ! » En contrepoint de cet effacement programmé de la mémoire du « livre des visages » interrogeons encore l’ouvrage Peter Kubelka : « Avec ce film [Arnulf Rainer] j’ai produit quelque chose qui survivra à toute l’histoire du cinéma parce que n’importe qui peut le refaire. C’est écrit sur un script, c’est impérissable. […] Un jour je vais graver le script dans la pierre, le granit, alors il durera 200 000 ans, s’il n’est pas détruit. »

Voici pour finir l’histoire incroyable – mais vraie – que Kubelka nous raconta ce soir-là : aux Pays-Bas Pathé possède un très grand nombre de salles de cinéma (un trust en langage brechtien post-marxiste), eh bien l’auguste entreprise plus-que-centenaire de cinéma a demandé à tous les directeurs des salles franchisées sous son nom de détruire les vieux projecteurs 35 mm et de prendre une photo de ladite destruction pour pouvoir toucher la subvention à l’équipement en diffuseurs de cinéma numérique dits 4K, exactement comme dans les contes anciens pour enfants a souligné Kubelka. Oui comme dans Blanche-Neige des frères Grimm, où le chasseur doit ramener le cœur de la trop belle jeune fille à la méchante et envieuse belle-mère pour preuve de son crime commandé. Ô ressentiment contre le temps et son « il était » !…

Voici le tableau de la scène :
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Entre Dame 4K :

Miroir, gentil miroir, dis-moi, dans le royaume du cinéma
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Quelle est de toutes la plus belle des projections ?

Et le miroir répondit encore comme devant :

Dame 4K, ici dans le monde de la vidéo vous êtes la plus belle,
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Mais la projection-Lumière dans les limbes
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Là-bas, au royaume des ombres,
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Est plus belle que vous, et mille fois au moins !

En 2014, c’est acquis, la totalité du parc français de salles de cinéma est numérisée. Alors et enfin, le miroir répond :

Vous êtes la plus belle du pays, Madame 4K !

Et là, son cœur envieux est apaisé autant que peut être apaisé un cœur envieux.
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Les positions se défont : tout, je dis, tout est fini. Citons encore une fois les paroles de Kubelka : « Le fils bâtard du cinéma-Lumière a grossi, grossi tellement qu’il a étouffé le père ».

Apostille

Je n’ai vu que trois films de Kubelka, en particulier son « grand » film métrique Arnulf Rainer (1960 / 35 mm, n&b, 6 min. 24 sec.), en février 2013 au Centre Pompidou dans le cadre d’un panorama de l’école viennoise de cinéma expérimental : cela m’a suffi pour ressentir l’espèce de « terreur sacrée » dont parle Philippe-Alain Michaud à son propos. Aucun cinéaste n’a été plus radical dans la réduction minimaliste du medium film à son unité minimale et néanmoins suffisante : le photogramme : une image blanche/une image noire/une image blanche etc. Voici un extrait de l’ouvrage Peter Kubelka déjà cité : « Si vous avez noir-blanc-noir-blanc et que vous faites une boucle, le goût est inoubliable. C’est le plus fort des éléments. Ensuite vous avez 3 blancs-3 noirs, ou 2 blancs-2 noirs, ou 1 noir-2 blancs, une onde de ce type ». Pour Kubelka, comme pour moi, le cinéma se passe entre les photogrammes : Arnulf Rainer en compte 24 x 24 x 16 = 9 216. C’est un film aux 4 éléments : « lumière et non lumière, son et silence ».
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Le 27 mars 2014 à 19 heures j’ai pu en voir deux nouveaux pour moi (Adebar, 1956-57, 3′, 35 mm, Schwechater, 1957-58, 2′, 35 mm) et revoir Arnulf Rainer, dans le cadre d’un programme « Invisible Cinema » (du nom d’une salle de cinéma « idéale » que le cinéaste avait créée à New York pour visionner la collection de films « Essential Cinema » de l’Anthology Film Archives) organisé par la Cinémathèque universitaire de Paris-3. À l’automne Kubelka est invité par le Centre Pompidou à une conférence sur la cuisine, l’une de ses autres grandes spécialités (avec la musique) ; avec un peu de chance une projection de Film Monument, film pour deux projecteurs 35 mm dédié à Henri Langlois, aura lieu au même moment… Kubelka ne s’est pas montré en public à Paris depuis 1997 (cycle de conférences données au Musée du Louvre) ; il se pourrait bien que 2014 soit l’année de son grand retour sur la scène parisienne.

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