Autour du cinéma de Pedro Costa

En avant, jeunesse, Pedro Costa, 2006

Pedro Costa a réalisé O Sangue puis Casa de lava, au Portugal et au Cap-Vert, avant de découvrir le quartier de Fonthainas, en banlieue de Lisbonne, et d’y tourner Ossos, en 1996. Depuis, il a abandonné le monde du cinéma, sa machinerie et ses équipes, mais n’a plus quitté ce quartier. Il y filme tous les jours, avec une petite caméra vidéo, la vie quotidienne de ses habitants, en marge du monde, ainsi que des histoires, écrites avec eux. Il a réalisé depuis Dans la chambre de Vanda (2000) pendant la destruction de ce quartier, En avant jeunesse (2006) où l’on voit les habitants relogés dans des appartements neufs, puis Tarrafal (2007), ou ceux-ci cherchent un lieu où vivre à nouveau, dans une forêt en bordure de la ville.

LE QUARTIER

En avant, jeunesse, Pedro Costa, 2006

Un jour, je suis entré dans le quartier avec des messages, des lettres, des cadeaux que les gens du Cap-Vert qui nous avaient aidés sur le tournage de Casa de lava m’avaient donnés à l’attention de leurs parents émigrés à Fontaínhas. J’ai fait un peu le facteur. Et j’ai découvert un quartier que je ne connaissais pas. Ce n’est pas un quartier qu’on va visiter comme ça, pour se balader. Je parlais un peu créole, ce qui fait que j’ai peut-être été plus vite accepté. Alors j’ai commencé à y passer des journées, à traîner, boire, parler. Ca m’a beaucoup plu, ces choses que je devinais chez ces capverdiens, quelque chose de très concret et en même temps de très mystérieux : une espèce de tristesse, qui n’était pas loin, sûrement, de la mienne. Je me suis dit : peut-être qu’il y a quelque chose à faire ici, puisque j’y trouve un accord avec ma sensibilité et qu’en plus plastiquement, ça me plaît beaucoup. Mais davantage que les couleurs, les espaces et les sons, il y avait la force un peu désespérée de ce groupe de gens très en marge, très perdus, très misérables et très invisibles. (1)

Au début, je pensais que c’était un choix, de choisir un monde et pas un autre, certaines couleurs et pas d’autres, des choses esthétiques avec du danger, une espèce d’absence de parole chez des gens qui peuvent pas parler, qui sont exploités. Il y avait un danger, une fascination du moins et du vide, mais toujours avec une espèce de justice, de choses justes qu’il y aurait à filmer d’un point de vue juste. Ca a donné ces films, qui peut-être sont trop perdus, où je voulais essayer de comprendre ces gens-là, ce monde-là, qui n’est pas le mien, qui est même une autre classe. (2)

Au début, je pensais ne pas pouvoir tenir, que cela me demanderait de fournir un effort énorme. Je voulais faire quelque chose, je ne savais pas très bien quoi, à part filmer Vanda, pas exactement filmer sa chambre mais la filmer elle. Je ne savais pas si j’arriverais à entrer dans le monde Vanda. Tout l’effort consistait à essayer d’appartenir à ce quartier, et le faire de manière intéressante et vivante à l’image, avec des moyens impossibles, dans un espace réduit. La chambre de Vanda ne fait que 3 mètres carrés à peine, une toute petite pièce et où le cinéma arrive à fabriquer des choses  » bigger than life  » comme ils disent. Il y a le lit dans la chambre et environ cinquante centimètres d’espace où j’étais à la filmer, debout. Contre le mur ou contre le lit. Je voulais parler de cela car je sentais que l’on pouvait le faire ressentir dans le film. Deux ou trois choses de la vie des gens, tout simplement. (3)

LE TRAVAIL

En avant jeunesse, Pedro Costa, 2006

Il n’y a pas de différence entre les repérages et le tournage, je suis là tout le temps, c’est comme si je filmais chez moi, dans mon quartier. Le film commence donc par du doute, de l’approche, du brouillon, des essais. C’est long, la discipline prend forme, puis vient un moment où tout cela s’efface et laisse place à un désir et une certitude immenses. On comprend que c’est possible, que Ventura ou Vanda peut le faire, et moi aussi. Ensuite, c’est une question de temps et de travail. C’est par le travail qu’on passe du probable au certain. Ma rencontre avec le quartier, ce lieu d’histoire, et d’histoires à raconter, m’a permis ça aussi. Mais il ne suffit pas d’avoir cette approche, après il faut travailler, être sérieux, soigner les couleurs, les plans, les dialogues, le son, construire son film comme si c’était le film le plus riche d’Hollywood. Je n’ai pas l’impression de faire des films pauvres. (4)

On tournait de lundi à samedi, on se reposait le dimanche. L’idée que j’avais, c’était de voir si on pourrait tenir un an, deux ans, comme on fait partout : les gens “normaux”, ils travaillent tous les jours, ils vont au bureau, ils vont à l’usine tous les jours. Or je ne voyais pas pourquoi un film devrait se faire sur une petite période, après quoi tout s’arrête… C’est-à-dire que c’est un travail qui a à voir avec le quotidien : le cinéma est dans le quotidien, pas extérieur à ça, ce n’est pas un truc de science-fiction qui vient d’ailleurs et qui se met à tourner pendant quatre semaines. (1)

Dans la chambre de Vanda, c’était un film fait quasiment par moi tout seul, avec un copain au son, et avec la liberté totale d’un type qui n’a pas d’argent mais pas de problème pour survivre et tourner en même temps, quand il veut et autant qu’il peut. Ca s’est fait avec des cassettes et des soupes ! Les gens du quartier me voyaient tous les jours, soleil ou pluie, souffrir avec Vanda. Pour En avant, jeunesse, on s’est plus approchés d’un tournage, disons, normal. On avait une petite équipe, on était beaucoup plus que sur Vanda : on était quatre ! le double ! Donc un tournage plus traditionnel, mais en gardant souplesse et liberté dans notre organisation, c’est-à-dire sans producteur qui impose un rythme de travail. … Et pour la première fois, je me sentais travailler et non pas filmer. Sur les autres films, je me sentais « faire des plans », « faire des compositions plastiques », « trouver des idées », « répéter avec les acteurs », tout ça… Là, tout le monde avait à voir avec ce film dès le début. Pas comme quand un acteur n’est pas vraiment intéressé ou que le deuxième assistant est là pour gagner un peu de fric. Non, il y avait quatre personnes totalement impliquées, et les acteurs étaient même plus qu’impliqués, puisque, même si je les guidais, c’étaient eux qui créaient le scénario, les dialogues, tout. C’était leur histoire à eux. (1)

Il me semble que tout cinéaste devrait fonctionner ainsi : partir d’une idée, d’une conviction comme moteur. Et, de là, arriver à une forme. Et pas l’inverse. Les problèmes sont en effet très concrets. C’est un peu la philosophie de Ventura. Il est maçon et la question, pour lui, est de savoir si un mur est bien ou mal construit. Les plans de cinéma sont un peu comme des pierres : il y a l’ambition qu’à la fin, le film soit comme une maison, entière, habitée, d’où l’on peut sortir et entrer. (5)

 

LES FILMS

 

En avant jeunesse, Pedro Costa, 2006

Je n’arrête pas de penser à cette idée, qui me parait juste en ce qui concerne les films : soit c’est de la poésie soit c’est de la politique. Et moi je veux la politique car on ne peut qu’être politique. Et ce qui importe est de ne surtout pas être dans l’urgence. Il faut supprimer cette notion d’urgence collée au politique car c’est le contraire de l’amour. C’est là que ça commence. La politique, c’est l’amour. L’amour c’est un rapport aux choses qui doit forcément être différent et si je filme un arbre ou un mur simplement, si je l’aime, ce mur, je ferai en sorte de bien le filmer et de bien le cadrer. Où alors je suis dans la publicité des sentiments et je ne veux pas ça. Je ne vais pas souvent au cinéma à cause de cela. Je me dis que ce n’était pas comme ça avant au cinéma. Je dois être un peu réactionnaire, je ne me sens pas dans le présent, la société a changé, tout est différent. Quand j’étais jeune, je voulais faire des films et changer les choses car le cinéma est un art important. Et les films que j’ai vu me disaient cela. C’était très fort, en sortant de la salle de cinéma, je pouvais courir pendant quatre heures. Un film d’aujourd’hui ne me fait plus cet effet. Je me souviens très bien d’avoir vu Pierrot le fou et de vouloir le vivre avec les copains dans notre vie, le film continuait dans la rue. (3)

Quand on fait un film, c’est par amour évidemment, il n’y a rien d’autre. C’est l’amour fou pour quelque chose, pas une idée, je sens pas le cinéma comme ça, tout d’un coup, je vais dans la rue, j’ai une idée, non. Le problème des films aujourd’hui, c’est qu’ils viennent du cinéma. Le désir c’est faire comme quelqu’un ou faire un film, c’est pas filmer quelqu’un, c’est très rare. Moi, je crois que pour faire un film aujourd’hui, il faut passer beaucoup plus de temps qu’avant. Pas beaucoup plus, dans le sens où je n’ai pas une idée christique de ça, genre il faut que cela soit un sacrifice, loin de là, mais il faut vraiment bien voir avant de tourner, un deux trois mois, si on peut. (2)

 

LA VIDÉO

 

Je crois que la vidéo réclame du temps, elle sert à en perdre plutôt qu’à en gagner. Je n’utilise pas la DV pour réagir à la réalité, ou pour la capter, au contraire. Je l’utilise dans la perte, pas dans le gain. J’ai maintenant une certaine pratique de cet outil, je commence à avoir confiance en lui. On croit toujours qu’une caméra DV, c’est fait pour bouger dans tous les sens, pour faire des choses rapides, réactives. Ça ne m’intéresse pas. (4)

La DV est faite pour voir des petites choses, pour filmer le microscopique plus que le général. On ne peut pas vraiment filmer des paysages ou des arbres en vidéo, parce qu’il y a beaucoup trop d’informations et de détails. La DV est faite pour des murs, des visages, une chose et une seule à la fois. Et aussi pour aller très lentement. C’est quelque chose qu’on doit avoir en poche pour filmer tous les jours afin de trouver ce qu’on cherche. Avec la DV, il faut savoir perdre du temps, ne pas croire qu’on va en gagner. Soit tout le contraire de ce qu’on entend à ce sujet. Au fond, je crois qu’il est beaucoup plus risqué de filmer en vidéo. Je me sentais davantage protégé quand je filmais en 35 mm. Protégé par le cinéma, par la richesse de la pellicule. Avec une petite caméra DV, on est presque nu, ce qui peut être assez dangereux. (5)

La vidéo permet certaines choses et pas d’autres. On parle avant les scènes, on parle pendant des jours et des jours. A un moment on tourne, ça fait partie de la même chose, il n’y a plus de clap, le mouvement est le même. C’est très pensé, c’est une façon de créer une mémoire, de faire en sorte que le texte soit tellement dans ces chambres qu’il peut être dit tous les soirs, tous les mois, toutes les années, chaque jour peut-être un peu mieux. On améliore les choses, les acteurs sélectionnent, ils éliminent ce qui est accessoire, la scène devient plus forte. C’était une chambre et cela suffisait. C’est d’ailleurs un peu miraculeux que le film tienne comme cela. Vanda s’est fait grâce au désir que ça allait se faire, qu’il fallait filmer cela. Un désir qui n’était pas uniquement le mien, mais celui de Vanda, celui de sa soeur, celui des autres. (6)

 

LE SON

 

En avant jeunesse, Pedro Costa, 2006

Moi, j’aime beaucoup beaucoup travailler le son, mais le travailler vraiment, passer des mois et des mois. Moi, je crois que c’est une bonne chose quand tu as un copain qui fait le son, qui est déjà engagé dans cette espèce de film avec des gens, tu n’es même pas une petite équipe. Et tu dis : « Va écouter un peu ce monde. Prends un week-end, complètement tout seul, tu verras c’est bien. » Faire un son, c’est parler avec des gens, rentrer dans les maisons, c’est dîner, c’est tout ça. Et c’est une autre façon de filmer, j’en ai fait moi-même beaucoup pour Vanda. J’étais avec mon DAT, et j’ai fait parler des gens, ils parlaient de tout et de rien, dans Ossos il y a ça, des moments de conversations, de dîner d’une famille, derrière. Le son installe une espèce de confiance dans la vie, il donne un peu de vie, simplement. Dans le quartier, c’est absolument nécessaire parce que le son du monde, il ne s’arrête jamais. (2)

Le son précise l’image. Et si c’est pas fait comme ça, dans l’effet total, dans la musique, dans l’insistance, écouter écouter, passer quelque chose, mais si c’est fait discrètement, tout ce qui vient de la vie, ça précise ton objectif, ça donne la vie, ça peut créer le silence, ce qui n’est pas simple avec le son direct dans le cas des films, des lieux où je tourne. Et oui, ça je me souviens au montage, comment dire qu’il y a aussi le silence, on voit Vanda à l’image et il faudrait un silence bruyant, et ça il faut le recomposer, le refaire mais c’est surtout ne pas tromper mais si le travail est bien fait, sérieux, à l’image ou au son, ça va. Ce qu’il ne faut pas faire c’est faire comme si on était là. C’est ça que j’aime aussi avec le son, c’est qu’il te place. A un moment, si le son est bien, tu es là ou ailleurs, ça peut venir simplement du fait que tu as mis un son de nuit sur une scène de jour, toi tu le sais, mais le spectateur il sera peut-être parti, il sera perdu. Moi, j’aime beaucoup les films qui gardent les pieds sur terre mais qui ont la tête complètement dans les nuages. Les pieds, c’est un peu le son, la tête, l’imaginaire ou les yeux. Aujourd’hui, ton ingénieur du son va te dire « J’ai un bruit infernal », mais ce bruit, c’est le monde. (2)

 

VENTURA

 

En avant jeunesse, Pedro Costa, 2006

J’avais croisé Ventura à plusieurs reprises pendant le tournage des autres films. Il était l’un des plus marginaux, un solitaire, un hors-la-loi un peu à part. Il m’a toujours intrigué. J’ai discuté avec lui et appris qu’il a été l’un des premiers à construire une maison dans le quartier. Il est arrivé à Lisbonne seul, sans famille. Peu à peu, la vie de Ventura durant les années 1975-1980, s’est mélangée à l’histoire de ce quartier. Il m’a raconté ses difficultés, ses amours. De là est venue l’idée de prendre Ventura comme figure archétypale de ce passé. Mais j’ai d’abord hésité. Malade à cause d’un accident de travail, pouvait-il tenir cette discipline de tournage ? J’en ai discuté avec sa femme, ses enfants, et petit à petit, j’ai commencé à croire en lui, et lui en moi. (5)

Quand je parle de Ventura, je le vois comme un abîme. Un abîme entre lui et moi. Il est noir, parle créole, il appartient à une autre classe. J’avais très peur de cela, ça m’a mis dans une position de caméra différente. En même temps, cet abîme nous a rapprochés. On se voyait tous les jours, mais il y avait un abîme qui était à remplir, et qui a nourri le film. Toutes les imprécisions du film, les flash-back, les histoires…, tout cela devait rester comme un abîme. (6)

Chaque fois les tournages sont plus longs, chaque fois on a plus de mémoire et chaque fois on est lourd de plus de morts. On vieillit en tournant. Ce n’est pas un malheur. Ce film a à voir avec ça. Ventura, le héros, a 53 ans et moi 48. Du coup, il y a beaucoup de moi dans le film. Je me demandais si, en 1975, au lieu de jouer de la guitare avec un drapeau anarchiste et trois cons derrière, j’avais croisé Ventura, qui est venu au Portugal pour travailler et gagner un peu de fric, n’aurait-il pas été terrifié par cette idée de révolution. J’ai forcément croisé ce type, et c’est de ça dont le film veut aussi parler. Le film c’est la fiction que je me fais. Moi je voulais vieillir avec ce type, être à côté de lui pendant le film, pendant deux ou trois ans. Vieillir ensemble, au risque de le perdre, mais quand même en apprenant quelque chose. Le film est sans doute tourné vers le passé. Ce lyrisme doit venir de l’âge. Pendant le tournage, tout le monde allait assez mal : le film est devenu très noir et le titre, que l’on avait décidé avant de tourner, est devenu amer. Juventud em marcha est un chant. «Marche», comme marche la pensée. «Jeunesse» comme celle, éternelle, de Ventura. Au fond, je le vois comme un jeune marcheur. (7)

 

LE TEMPS

 

En avant jeunesse, Pedro Costa, 2006

Le quartier de Fontaínhas, au nord-ouest de Lisbonne, où j’ai tourné Ossos, n’existe plus. Il était déjà en démolition quand je tournais Dans la chambre de Vanda. Les familles ont été relogées beaucoup plus loin, dans un nouveau quartier qu’on voit dans le film, Casal Boba. J’ai pensé que c’était le moment de revenir en arrière, de réaliser une fiction sur les premières baraques et les premiers habitants de ce quartier. (5)

Le quartier étant détruit, je voulais recommencer un autre film, ajouter quelque chose, avec de la fiction. J’ai pensé à la naissance de Fontainhas, aux premiers hommes qui y sont arrivés, entre 1970 et 1972, à ceux qui ont construit les baraques. Je voulais aussi retravailler avec les mêmes personnes,Vanda, les jeunes qui passaient dans sa chambre. Tous avaient changé de vie, la fiction était là. Vanda répète tout le temps qu’elle a fait des conneries, qu’autrefois elle était comme ceci, comme cela. Quand elle dit ça, nous sommes dans la fiction et en même temps non, parce que le film précédent existe. Tous racontent ici quelque chose de leur présent, ils se mettent en scène. (6)

J’ai le sentiment que Vanda se déroule au présent, pour toujours. C’est peut-être lié à ce qui s’y passe autour des personnages, les ruines, les choses qui tombent, les errances circulaires. Rien ne sort de là, c’est un mouvement présent, un mouvement pour moi très concret. Les choses et le film se parlent. La chambre de Vanda n’existe plus, elle n’existe plus qu’en cinéma. Il y a donc un montage qui se fait. Ce n’est pas formulé ainsi entre nous, mais je sens qu’ils le savent. Vanda fait ce montage dans sa tête : j’étais quelqu’un dans un film, j’étais comme cela, maintenant je suis une nouvelle femme, qui veut être mère, mais en suis-je capable ? Il y a ce minimum qu’ils comprennent très bien et que je suis obligé de faire, ce minimum de narration, de « et après ? ». (6)

 

LA PAROLE

 

En avant jeunesse, Pedro Costa, 2006

Pour Dans la chambre de Vanda, je commençais d’abord par écouter. Puis je sélectionnais des moments et des histoires que je trouvais intéressantes. Et je proposais à Vanda de les dire à nouveau. La seconde fois, le ton prenait cette allure plus détachée, plus distante. Vanda elle-même retravaillait les phrases, préférant dire telle chose un peu différemment. Il y avait une élimination, une sélection de la mémoire, une concentration progressive du texte qui n’était possible qu’à la faveur de ces nombreuses prises. Dans En avant jeunesse, ceux qui jouent les « enfants » sont des gens du quartier que j’avais déjà filmés, ou des amis. Chacun a apporté son scénario, beaucoup d’histoires individuelles, toutes un peu problématiques. On partait d’une idée de scène qui évoluait au fil des répétitions. Tout ça se mettait en place lentement, dans un temps dilaté. C’est pourquoi le temps est un élément fondamental. Mais c’est une liberté qui tient au fait que je filme avec peu de monde, en vidéo, sans grands moyens. (5)

Après Dans la chambre de Vanda, avec elle et les jeunes nous nous sommes demandés ce que nous allions faire ensuite. Qu’allait-on raconter ? Ils avaient tous une sorte de petite lettre ou de message à faire passer. On a donc écrit des choses. On s’est mis à table avec une caméra. Ventura était tout le temps là. Vanda racontait : « Je vis parce qu’il y a ma fille, mais comment vais-je être mère ? »On raconte ce qui s’est passé après Vanda. On peut supposer qu’ils sont tous morts, à cause de l’héroïne, de la misère. Chacun a apporté une histoire, je pensais que ce serait plus léger, d’ailleurs, parce qu’en fait ils sont tous en forme, en bonne santé. Ils disent tout le temps : « Il y a eu un passé où j’étais très mal », et comme Ventura est présent, lui qui n’a pas vu ni accompagné ses fils, ils disent : « Ah papa, si vous m’aviez vu, j’étais si mal. » Or nous avons vu Vanda, ce qui signifie en quelque sorte qu’il y a une Vanda qui est morte pour toujours. La Vanda du film est morte. Lors de la scène finale d’En avant, jeunesse, elle dit : « Il faut que je passe au cimetière, et le deuil je vais l’enlever parce que je suis en deuil de moi-même. » Ils sont morts au quartier, dans la dernière maison brûlée par amour ou par désespoir. La question était : qu’avez-vous perdu ? Que ressentez-vous aujourd’hui ? Ils disent tous qu’ils ne savent pas, qu’ils étaient mieux avant, plus proches. Ce sont des histoires d’espaces et de voisins, de familles perdues. Dans Vanda, une rue était le couloir d’une maison, un couloir était une rue. Une chambre pouvait presque être une place de village, tout le monde entrait, il n’y avait pas de clef. (6)

D’une certaine façon, on pourrait presque dire qu’il s’agit d’un film à messages. Je demandais à Ventura, aux autres, ce qu’ils aimeraient dire à tel ou tel moment. Vanda, par exemple, voulait parler de son enfant et du changement que cela a provoqué dans sa vie. Ce sont des lettres qui sont adressées à moi ou au spectateur, des petits messages personnels que chacun fait passer.Cela m’intéressait d’avoir cette parole qui voyage dans un espace très limité, dans une chambre, un couloir, entre deux portes. (5)

Ventura dit une phrase très belle, qui vient du Cap- Vert : « Dans les maisons des morts, il y a toujours beaucoup de choses à voir. » Il emploie en fait un mot portugais qui peut désigner à la fois les morts, les dépossédés, les très pauvres, les fantômes, les zombies. Ventura imagine des choses qui se passent sur ces murs un peu calcinés, noircis par l’humidité. Puis, un peu insconsciemment, le film se termine presque dans une maison blanche qui a perdu cette couleur parce qu’elle a été calcinée. On imagine que c’est un feu, et là tout est noir, il y a des figures qui apparaissent.Le nouveau quartier est beaucoup plus violent que l’ancien, il n’y a pas d’histoire, pas de vie, les habitants de l’ancien quartier ne savent pas vivre là. Il y a là plus de mystère, de lumière indirecte, d’ombres, de vie cinématographique. Dans le nouveau quartier, c’est différent. Nous nous posions tous les mêmes questions. Moi : « Comment vais-je vivre dans ce film avec ces murs là ? » Eux : « Comment va-t-on vivre là ? » (6)
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Dans la chambre de Vanda est édité en dvd par les Editions Capricci, accompagné du livre « Conversation avec Pedro Costa » de Cyril Neyrat, septembre 2008.

Une séquence d’ En avant, jeunesse de Pedro Costa.

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1. Entretien avec Pedro Costa réalisé à Paris le 16 janvier 2008 par Raphaël Lefèvre.
Critikat

2. Entretien avec Pedro Costa réalisé le 13 Mars 2001.
Sur le site du film Paria de Nicolas Klotz : Asile de nuit

3. Propos de Pedro Costa recueillis par Nadia Meflah en Septembre 2001.
Objectif Cinéma

4. Propos de Pedro Costa recueillis par Jean-Philippe Tessé en novembre 2006.
Chronicart

5. Propos de Pedro Costa recueillis par Jean-Sébastien Chauvin pour le dossier de presse du film
En avant, jeunesse

6. Propos de Pedro Costa recueillis par Emmanuel Burdeau et Thierry Lounas en Janvier 2007.
Cahiers du cinéma

7. Propos de Pedro Costa recueillis par Philippe Azoury et Olivier Séguret en Février 2008.
Libération

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