Autour de Broadway

Texte et photos de Aminatou Echard, 2011
Après quelques semaines, il me dit oui. Il choisi son interprète. Il me dit qu’il ne parlera pas s’il ne veut pas, qu’il veut que j’éteigne l’enregistreur si il le demande, qu’il ne répondra pas à certaines questions, qu’il ne me dira pas grand chose : Est-ce que je veux toujours l’enregistrer ? Il croit que je cherche à le piéger pour lui faire parler de ce qu’il ne veut pas. Il éteint plusieurs fois l’enregistreur. Il parle rarement à la première personne. Je le sens pourtant entre l’envie de réfléchir ensemble et cette retenue. A la fin, il me dit, vainqueur : « de toutes façons, je ne t’ai rien dit, tu n’as pas réussi. » Je lui réponds, alors je peux garder ta voix, ça ne posera pas de problème ? Et je ne peux pas utiliser sa voix, c’est trop risqué, c’est lui, c’est bien lui, on va le reconnaître, même s’il ne m’a rien dit. Mais on ne saura pas si tu es un homme ou une femme, d’où tu viens, où tu vis. Oui, mais c’est moi. Je finis par lui dire, ce n’est plus toi. J’ai si peu gardé ce qui le fait lui, qu’il est devenu quelqu’un d’autre. Et puis on m’explique avec d’autres mots. Tu vois, nous avons ce mécanisme protecteur acquis qui nous empêche de nous exprimer librement, même entre amis. Même s’il nous semble qu’il n’y a rien de ‘grave’, les autres peuvent attribuer à nos paroles le sens complètement contraire. C’est ça qui fait peur, et en plus, les gens que nous croyons être nos amis sont ceux qui nous dénoncent. La peur, on ne sait plus si elle est justifiée, mais elle gagne tout et elle est partout. Si bien que lorsqu’une voiture noire aux vitres teintées noires a ralenti à ma hauteur dans une rue vide d’Achkhabad, j’ai pensé que l’on me suivait. J’ai continué à marcher droit sans regarder, et je me suis engouffrée dans un parc. Le chemin s’est transformé en sentier et le parc en forêt de sapins. Puis j’ai vu un premier militaire, je me suis arrêtée net. J’ai aperçu un autre militaire, puis encore un autre. Je me figeais et me cachait derrière les sapins, tournant au même rythme que les soldats, pour ne pas être vus, car si il y a des soldats, si cette forêt n’est plus le parc, si il n’y a pas de promeneurs, peut-être que je n’ai rien à faire là, et que si l’on me voit, on me contrôle, on ouvre mes sacs et on y trouve deux caméras super 8, un enregistreur numérique, un casque, une dizaine de bobines, un cahier avec des notes, et donc je me cache derrière les sapins, avançant le plus vite possible dès que je le peux pour arriver au bout, et sortir de la forêt. Une situation burlesque, car peut-être aussi que je n’avais aucune raison d’avoir peur, que la voiture était un taxi, inquiet de me voir marcher seule dans ce coin de ville. Et pourtant, je ne donnerai pas de noms de lieux, de noms de gens, je referai ce texte longuement, qui n’est pas grand chose si ce n’est un reflet de l’intégration de cette autocensure qui vous prend dès que vous rentrez dans un tel univers.
On ne s’amuse pas avec cette peur. On apprend à regarder tout comme si c’était la dernière fois.

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